— Pourquoi êtes-vous ici?
— Et vous?
— Je suis venue...
Ses yeux sont pleins d'angoisse, ses doigts se crispent sur le fermoir en argent de son sac à main.
— Je suis venue voir... Mais de quel droit me demandez-vous ça?... Je suis une jeune fille... Mettons que j'aie une aventure... Croyez-vous qu'il soit charitable...
— Vous êtes sûre que c'est un homme que vous êtes venue voir?
Il a posé cette question à tout hasard et il sent qu'elle a porté. La jeune fille est beaucoup plus effrayée encore que précédemment.
— Laissez-moi, je vous en conjure!... Je n'ai rien fait de mal... Il faut que je m'en aille... Accompagnez-moi si vous voulez...
— Où?
— N'importe où...
Un mot de trop, mademoiselle! Si vous aviez eu l'idée de donner une adresse quelconque, Emile s'y serait peut-être laissé prendre et vous aurait suivie, tout en laissant Gorskine sous la surveillance de Barbet.
Mais il comprend maintenant que ce que vous voulez, ce qui importe avant tout, c'est de l'éloigner du Bristol...
— Asseyez-vous d'abord un instant, voulez-vous? fait Emile en désignant les profonds fauteuils disposés par-ci par-là dans le hall.
— Je vous en supplie!...
Trop tard! L'ascenseur qui va et vient sans cesse vient de s'arrêter une fois de plus au rez-de-chaussée. Une femme en sort, une petite mallette forte élégante à la main.
Emile l'a reconnue du premier coup d'oeil. C'est son inconnue du matin, celle-là même qui, à une terrasse des grands boulevards, lançait le fameux message en morse.
Au premier moment, elle n'a rien vu d'anormal. Le concierge se précipite déjà vers elle.
— Voici votre billet pour Amsterdam... Vos bagages sont enregistrés... J'appelle un taxi et...
A cet instant, elle aperçoit la petite Roumaine. Elle écarquille les yeux. L'autre essaie de lui faire comprendre qu'elle doit partir aussitôt.
— Bonjour, madame...
Emile s'est avancé. A vrai dire, il se fait un peu l'effet d'un chef d'orchestre qui serait débordé par le nombre d'instruments. II ne peut pas être partout à la fois. Il lui est impossible de surveiller en même temps la petite Roumaine, l'inconnue à la mallette et de s'occuper par surcroît du Gorskine qui ne répond pas au téléphone, mais qui paraît ne pas avoir quitté l'hôtel.
Comme le matin, il faut choisir vite, en essayant cette fois de ne pas se tromper, de suivre la bonne piste.
Est-ce que cette mallette constitue la bonne piste? Est-ce que ce n'est qu'un banal nécessaire de toilette? Qui sait si elle n'est pas là pour détourner l'attention et...
— Pardon, monsieur, mais le train va partir et je ne vois pas ce que vous...
S'il était de la police régulière, il pourrait l'emmener au commissariat, s'assurer que la mallette ne contient pas ce que...
Comme pour mettre le comble à son embarras, l'ascenseur s'arrête à nouveau, après être parti vers les étages supérieurs. Et cette fois, c'est Gorskine qui en sort, en costume de voyage, une valise à la main. Il a eu un mouvement pour se précipiter vers le bureau de la réception, comme un voyageur qui vient de décider brusquement de partir et qui réclame sa note de toute urgence. Son regard rencontre la jeune femme inconnue, puis Emile.
Il s'arrête net, au milieu du hall.
— Vous partez? lui demande le concierge en s'emparant de sa valise.
— C'est-à-dire... Je ne sais pas encore...
Tout cela s'est passé en quelques secondes, dans le va-et-vient d'un hall de palace. Nul ne s'est aperçu de quelque chose d'anormal. Un peu partout, autour du groupe, des gens se rencontrent, s'interpellent, se réunissent ou se quittent de la même manière.
Emile se sent maître du jeu, à condition de ne pas commettre la moindre faute. Dix solutions au moins s'offrent à lui et il sait, il sent qu'il n'y en a qu'une de bonne.
C'est pour des minutes comme celle-là qu'il a renoncé à la marine et à toutes les professions imaginables, pour devenir la cheville ouvrière de l'Agence O.
Il se penche vers l'inconnue; décidément, c'est elle qu'il choisit. D'un geste qui paraît naturel, d'un geste qui a l'air d'une simple galanterie, il saisit la poignée de la mallette.
— Vous permettez que je vous débarrasse?...
Et, plus bas:
— Il y a une demi-douzaine de policiers dehors... Serge Gorskine n'a pas hésité beaucoup plus longtemps que lui. Il s'approche à son tour.
— Pardon, dit-il avec un assez fort accent. Cette dame est avec moi et, si vous le permettez...
Il veut se saisir de la mallette. Emile ne fait qu'un bond. Tant pis, cette fois, si l'un ou l'autre des personnages lui échappe. Sur sa droite, une porte à vitre dépolie porte le mot « Direction ». C'est là, Emile le sait, que se trouve l'immense coffre-fort de l'hôtel où les voyageurs peuvent louer une case.
Il est entré en coup de vent, laissant les autres pantois.
— Voulez-vous enfermer immédiatement cette mallette dans le coffre et ne la remettre à personne, sous aucun prétexte...
Seul le concierge s'est aperçu de quelque chose. Mais un client l'arrête par la manche et lui pose des questions en espagnol...
Le secrétaire du directeur a saisi machinalement la mallette et s'est approché du coffre.
— Quel est le numéro de votre appartement?...
Il est fort étonné, quand il se retourne, de ne plus apercevoir son client par trop pressé.
— Pardon, monsieur Gorskine...
Celui-ci est debout sur le seuil du bureau, le regard sombre.
— Vous avez donc laissé partir cette dame et cette demoiselle?
Alors Gorskine questionne sans beaucoup d'aménité:
— C'est vous, le détective?
Et Emile réplique par:
— C'est vous, le collègue de M. Saft?
Gorskine reprend, lugubre:
— J'aurais dû vous parler dès ce matin...
— Vous tenez à ce que cette dame et cette jeune fille prennent la fuite?
— Je pense que cela vaut mieux...
— Vous savez où elles vont?
— L'une d'elles, en tout cas, a un billet pour Amsterdam...
Bien renseigné, le Gorskine! Aussi bien renseigné qu'Emile lui-même!
— Il serait facile, dans ces conditions, si elle n'a pas changé d'avis... Voulez-vous entrer un instant avec moi au bureau?
Gorskine obéit à contrecœur et louche vers le coffre-fort. Le secrétaire du Bristol, heureux de retrouver son étrange client à la mallette, lui remet une petite clé.
— Si vous voulez signer un reçu... Vous ne m'avez toujours pas dit votre nom et le numéro de votre appartement... Tout va bien. Emile a la clé en poche. Il décroche le téléphone.
- Allô!... Le commissaire spécial de la Gare du Nord, s'il vous plaît...
Il se tourne vers son collègue polonais:
— Voulez-vous m'appeler le concierge?... Celui-ci arrive.
— Le numéro du billet de cette dame?
— Voiture 3, compartiment 5...
- Allô!... Le commissaire spécial?... Ici l'Agence O...
Oui... La police officielle vous confirmera tout à l'heure ma communication... Voulez-vous arrêter la personne qui prendra l'Etoile-du-Nord avec un billet portant la mention: Voiture 3, compartiment 5... Oui... C'est probablement une dame... Allô! Ne coupez pas... Ce n'est pas tout... Il est probable que, dans le même train... Comment?... Il part dans huit minutes?... Faites vite... Voyez s'il y a un vieux monsieur qui a l'air d'un bon petit rentier et qui, presque certainement, possède un passeport étranger... Je me demande s'il sera seul... S'il ne l'est pas, empêchez-le de partir, ainsi que son compagnon... S'il est seul, arrêtez-le quand même... Oui... Téléphonez aussitôt après à l'Hôtel Bristol... Vous demanderez M. Emile, commissaire!...
Serge Gorskine s'est assis sur une chaise, dans un coin du bureau.
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