Edward Trelawny - Un Cadet de Famille, v. 2/3
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Edward John Trelawny
Un Cadet de Famille, v. 2/3
XLVII
– Vous devez comprendre, reprit de Ruyter, que le pauvre niais de Torra fut vendu par son frère, qui, étant l'aîné de la famille, avait non-seulement des droits de père sur son cadet, mais encore le pouvoir de vendre tous ses parents. Sa vieille mère avait voulu mettre un obstacle à cet odieux trafic, et elle avait trouvé la mort dans les tentatives d'une vaine opposition. Torra fut envoyé en esclavage à Rodrigues, et sa mère ainsi que ses sœurs furent expédiées à l'île de France. Vous connaissez déjà la fin tragique de l'histoire de Torra; il n'y a rien à y ajouter que ceci: Hier matin, après notre débarquement, Torra a traversé la rivière à la nage pour se joindre à vos hommes.
– C'est vrai, mon cher de Ruyter, et quand nous avons dû franchir le ravin, entreprise que l'obscurité rendait très-difficile et très-dangereuse, il nous a guidés en nous montrant un endroit plus bas et plus praticable; en outre, il nous a conduits à la porte de la ville.
Pour vous dire la vérité, son empressement était si grand, que j'ai craint un instant qu'il ne voulût nous jouer un mauvais tour; en conséquence, je guettai tous ses gestes; mais, quand le signal de l'attaque eut été donné, mes soupçons se dissipèrent: le gaillard était le plus actif de nous tous; sa fureur m'étonnait, mais vous m'avez fait comprendre le sentiment de vengeance qui le faisait agir avec une si implacable cruauté.
Pendant les premières minutes de notre entrée dans la ville, je fis la rencontre d'un homme dont je saisis la gorge pour l'empêcher de donner l'alarme. Torra agit, lui, avec plus de promptitude et surtout plus d'efficacité, car il imposa silence à trois Marratti en les tuant dans leur sommeil. Après m'avoir aidé à forcer l'entrée qui conduisait dans l'intérieur de la ville, il s'éloigna de moi, et je le revis une heure après couvert de sang depuis les pieds jusqu'à la tête, se précipitant de hutte en hutte.
Partout où se trouvait Torra, l'air était rempli par des hurlements de rage, par des râles de mort. J'ai cru un instant que ce massacreur était fou, tellement que je fus obligé de lui envoyer une balle dans les jambes, car il était inutile de lui parler, il n'entendait pas. J'arrêtai donc, en le blessant, ses furieux cris de guerre.
– Mais, demanda Aston à de Ruyter, vous ne nous parlez pas de la rencontre de Torra avec son frère.
– Ah! s'écria de Ruyter, son récit a été vraiment touchant, et je l'avais cependant oublié. Torra est un rêveur, il a des visions; comme je ne me rappelle jamais de mes propres rêves, vous ne devez pas être étonné que je mette un instant en oubli ceux de mon ami Torra. Par Jupiter! son rêve est miraculeux et il mérite d'être enregistré dans les annales des songes. Écoutez donc le rêve de Torra, il a décidé le dénoûment de sa vie.
« – J'étais dans la ville des Marratti et je fouillais inutilement toutes les huttes pour trouver mon mauvais frère; cette recherche infructueuse m'agitait tellement, que mon sang bouillonnait dans mes veines comme une lave enflammée. Je tuais tous les êtres que je rencontrais; ils fuyaient ou tombaient sous mes coups, mais aucun ne voulait se battre avec moi. Les lâches avaient peur de Torra, et Torra n'avait qu'un seul couteau à opposer à leurs lances, à leurs mousquets, à leurs épées. Si par hasard un fer me frappait, il ne me faisait pas de mal; les fusils ne blessent point Torra.
»Je rentrai malade à bord du grab, et j'allai me coucher dans les filets des hamacs du gaillard d'avant, mais non pas pour dormir, je souffrais trop. Je me reposais en regardant la mer, quand tout à coup je vis mon vieux père sortir lentement de la profondeur des eaux. Il était assis dans une grande coquille et tenait son filet de pêche à la main. Mon père s'arrêta en face de moi, me regarda avec une fixité étrange, et me dit d'un ton sombre:
» – Torra, mon fils?
»J'essayai de répondre à cet appel, mais la terreur paralysait ma langue.
» – Où est ta mère, Torra? Où sont tes sœurs, mon fils?
» – Mon père, elles sont esclaves chez les hommes blancs.
» – Non, Torra, elles sont libres. Regarde, c'est toi qui es un esclave, mais ta mère et tes sœurs sont avec moi; regarde, regarde.
»J'obéis à mon père, et je vis ma mère et mes sœurs dans la coquille.
» – Où est ton frère, Torra? demanda mon père.
» – Je ne sais pas, murmurai-je d'une voix tremblante.
»Au même instant un vieillard blanc parut dans les sombres nuages qui obscurcissaient la nuit; il tenait à la main une lance couleur de feu, et, se faisant l'écho de mon père, il répéta:
» – Où est ton frère?
» – Où est-il? redit mon père en secouant son filet de pêche; Torra, tu es un mauvais fils, un mauvais frère, puisque tu n'as pas envoyé à l'esprit du mal le parricide et le parjure. L'esprit m'a ordonné de jeter mon filet pour y recevoir ton frère, et nous n'aurons, tant qu'il vivra, ni bonheur ni repos. Nous sommes condamnés à le suivre. Je sais qu'il se trouve sur le vaisseau où tu es esclave; je sais que dans cet instant il dort. Tu as donc oublié ou renié la loi du pays, Torra: du sang pour du sang, dit le juste. J'attends, j'attends!
»Mon père jeta son filet dans la mer, le retira vide, le rejeta encore, tandis que le démon blanc des nuages agitait sa lance en appelant mon frère: – Brondoo, Brondoo!
»Je regardai attentivement sur le pont, et j'aperçus mon frère: il dormait à quelques pas de moi.
»Je descendis de mon hamac et je tuai Brondoo. À travers le sabord, je vis le filet de mon père se fermer sur l'âme du mort, que le démon blanc prit du bout de sa lance. Après avoir accompli la tâche imposée par l'esprit du mal, mon père poussa un cri de joie. Mes sœurs frappèrent leurs mains l'une contre l'autre, la coquille s'enfonça dans la mer, et le démon disparut.»
Voilà la vision de Torra; qu'en pensez-vous? Je vous assure maintenant que ce nègre est un garçon d'un esprit sérieux; mais il croit si fermement aux hallucinations de ce délire, qu'il me supplie de le laisser aller rejoindre son père; je m'y oppose, car je trouve que la coquille paternelle est déjà bien assez chargée.
– Pauvre garçon! dit Aston, le sort a été cruel envers lui, et le malheur a éteint le peu d'intelligence qu'il possédait.
– Par le ciel! m'écriai-je, vous êtes injuste, mon cher Aston, le plus sage des hommes aurait perdu l'esprit dans une pareille situation. Quant au crime d'avoir tué son frère, et le mot crime est une expression que j'emploie non pour qualifier, mais pour désigner la faute qu'on reproche à Torra; eh bien! ce crime n'en est pas un, et s'il avait massacré une myriade de pareils hommes, il mériterait de magnifiques récompenses.
– Vous avez raison, Trelawnay, me répondit de Ruyter, mais il faut que les préjugés des hommes pèsent dans les balances de la justice. Notre équipage se révolterait si je faisais grâce à Torra. Étant l'aîné, je vous l'ai déjà dit, son frère avait sur lui des droits patriarcaux, et il pouvait vendre tous ses parents. L'ordre du père, quoique illusoire, peut justifier le crime de Torra, mais, comme ce père n'est pas ici pour témoigner de l'innocence relative de son fils, il faut que le sang de Torra paye pour celui qu'il a versé.
– Comment, de Ruyter? Mais votre intention, je l'espère, n'est pas de punir ce malheureux visionnaire.
– Non, mais il faut que nous fassions semblant de rendre justice. Quand nous serons près de terre, je saisirai un moment favorable pour sauver Torra.
La bonne intention de de Ruyter fut perdue, car deux jours après la nuit du meurtre, Torra, enchaîné, sauta sur la proue du vaisseau, regarda la mer en s'écriant:
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