Je tenais à voir le château de Montmort, ce qui fait qu'à quatre lieues de Montmirail, à Formentières ou Armentières, j'ai tourné brusquement à gauche, et j'ai pris la route d'Epernay. Il y a là seize grands ormes les plus amusants du monde qui penchent sur la route leurs profils rechignés et leurs perruques ébouriffées. Les ormes sont une de mes joies en voyage. Chaque orme vaut la peine d'être regardé à part. Tous les autres arbres sont bêtes et se ressemblent; les ormes seuls ont de la fantaisie et se moquent de leur voisin, se renversant lorsqu'il se penche, maigres lorsqu'il est touffu, et faisant toutes sortes de grimaces le soir aux passants. Les jeunes ormes ont un feuillage qui jaillit dans tous les sens, comme une pièce d'artifice qui éclate. Depuis la Ferté jusqu'à l'endroit où l'on trouve ces seize ormes, la route n'est bordée que de peupliers, de trembles ou de noyers çà et là, ce qui me donnait quelque humeur.
Le pays est plat, la plaine fuit à perte de vue. Tout à coup, en sortant d'un bouquet d'arbres, on aperçoit à droite, comme à moitié enfoui dans un pli du terrain, un ravissant tohu-bohu de tourelles, de girouettes, de pignons, de lucarnes et de cheminées. C'est le château de Montmort.
Mon cabriolet a tourné bride, et j'ai mis pied à terre devant la porte du château. C'est une exquise forteresse du seizième siècle, bâtie en brique, avec toits d'ardoise et girouettes ouvragées, avec sa double enceinte, son double fossé, son pont de trois arches qui aboutit au pont-levis, son village à ses pieds, et tout autour un admirable paysage, sept lieues d'horizon. Aux baies près, qui ont presque toutes été refaites, l'édifice est bien conservé. La tour d'entrée contient, roulés l'un sur l'autre, un escalier à vis pour les hommes et une rampe pour les chevaux. Au bas il y a encore une vieille porte de fer, et en montant, dans les embrasures de la tour, j'ai compté quatre petits engins du quinzième siècle. La garnison de la forteresse se composait pour le moment d'une vieille servante, mademoiselle Jeannette, qui m'a fort gracieusement accueilli. Il ne reste des anciens appartements de l'intérieur que la cuisine, fort belle salle voûtée à grande cheminée; le vieux salon, dont on a fait un billard, et un charmant petit cabinet à boiseries dorées, dont le plafond a pour rosace un chiffre fort ingénieusement entortillé. Le vieux salon est une magnifique pièce. Le plafond à poutres peintes, dorées et sculptées, est encore intact. La cheminée, surmontée de deux fort nobles statues, est du plus beau style de Henri III. Les murs étaient jadis couverts de vastes panneaux de tapisserie, qui étaient des portraits de famille. A la Révolution, des gens d'esprit du village voisin ont arraché ces panneaux et les ont brûlés, ce qui a porté un coup mortel à la féodalité. Le propriétaire actuel a remplacé ces panneaux par de vieilles gravures représentant des vues de Rome et des batailles du grand Condé, collées à cru sur le mur. Ce que voyant, j'ai donné trente sous à mademoiselle Jeannette, qui m'a paru éblouie de ma magnificence.
Et puis j'ai regardé les canards et les poules dans les fossés du château, et je m'en suis allé.
En sortant de Montmort – où l'on arrive par la plus horrible route du monde, soit dit en passant – j'ai rencontré la malle qui a dû vous porter ma précédente lettre. Je l'ai chargée, ami, de toutes sortes de bonnes pensées pour vous.
La route s'est enfoncée dans un bois, au moment où la nuit tombait, et je n'ai plus rien vu jusqu'à Epernay que des cabanes de charbonniers qui fumaient à travers les branches. La gueule rouge d'une forge éloignée m'apparaissait par moments, le vent agitait au bord de la route la vive silhouette des arbres, et sur ma tête, dans le ciel, le splendide chariot faisait son voyage au milieu des étoiles pendant que ma pauvre patache faisait le sien à travers les cailloux.
Epernay, c'est la ville du vin de Champagne. Rien de plus, rien de moins.
Trois églises se sont succédé à Epernay. La première, une église romane, bâtie en 1037 par Thibaut I er, comte de Champagne, fils d'Eudes II. La seconde, une église de la Renaissance, bâtie en 1540 par Pierre Strozzi, maréchal de France, seigneur d'Epernay, tué au siége de Thionville en 1558. La troisième, l'église actuelle, me fait l'effet d'avoir été bâtie sur les dessins de M. Poterlet-Galichet, un brave marchand dont la boutique et le nom coudoient l'église. Les trois églises me paraissent admirablement dépeintes et résumées par ces trois noms: Thibaut I er, comte de Champagne; Pierre Strozzi, maréchal de France; Poterlet-Galichet, épicier.
C'est vous dire assez que la dernière, l'église actuelle, est une hideuse bâtisse en plâtre, bête, blanche et lourde, avec triglyphes supportant les retombées des archivoltes. Il ne reste rien de la première église. Il ne reste de la deuxième que de beaux vitraux et un portail exquis. L'une des verrières raconte toute l'histoire de Noé de la façon la plus naïve. Vitraux et portail sont, bien entendu, enclavés et englués dans l'affreux plâtre de l'église neuve. Il m'a semblé voir Odry avec son pantalon blanc trop court, ses bas bleus et son grand col de chemise, portant le casque et la cuirasse de François I er.
On a voulu me mener voir ici la curiosité du pays, une grande cave qui contient quinze cent mille bouteilles. Chemin faisant, j'ai rencontré un champ de navette en fleur avec des coquelicots et des papillons et un beau rayon de soleil. J'y suis resté. La grande cave se passera de ma visite.
La pommade pour faire pousser les cheveux, qui s'appelle à la Ferté: Pilogène, s'appelle à Epernay: Phyothrix, importation grecque .
A propos, à Montmirail l'hôtel de la Poste m'a fait payer quatre œufs frais quarante sous; cela m'a paru un peu vif.
J'oubliais de vous dire que Thibaut I era été enterré dans son église et Strozzi dans la sienne. Je réclame dans l'église actuelle une tombe pour M. Poterlet-Galichet.
C'était un brave que ce Strozzi. Brisquet, fou de Henri II, s'amusa un jour à lui larder avec du lard, par derrière, en pleine cour, un fort beau manteau neuf que le maréchal essayait ce jour-là. Il paraît que cela fit beaucoup rire, car Strozzi s'en vengea cruellement. Pour moi, je n'aurais pas ri et je ne me serais pas vengé. Larder un manteau de velours avec du lard! Je n'ai jamais été ébloui de cette plaisanterie de la Renaissance.
LETTRE III
CHALONS. SAINTE-MENEHOULD. VARENNES
Le voyageur fait son entrée à Varenne. – Place où Louis XVI fut arrêté. – Ce qu'on raconte dans le pays. – Comment s'appelait l'homme qui avait en 1791 l'âme de Judas. – Rapprochements sinistres. – Les lieux ont parfois la figure des faits. – Varennes est près de Reims. – L'auberge du Grand-Monarque . – Ce que dit l'enseigne. – Ce que dit l'hôte. – L'église de Varennes. – Ce qu'on trouve dans les paysages de Champagne. – Châlons. – La cathédrale. – Notre-Dame. – Le guettier. – Le voyageur dit des choses très-risquées à propos d'un petit garçon fort laid qui est dans un clocher. – Les autres églises de Châlons. – L'hôtel de ville. – Quels sont les animaux assis devant la façade. – Notre-Dame-de-l'Epine. – Le puits miraculeux. – Familiarité du télégraphe avec Notre-Dame. – Un orage. – Sainte-Menehould. – Beautés épiques de la cuisine de l' hôtel de Metz . – L'oiseau endormi. – Eloge des femmes à propos des auberges. – Paysages. – Hymne à la Champagne.
Varennes, 25 juillet.
Hier, à la chute du jour, mon cabriolet cheminait au delà de Sainte-Menehould; je venais de relire ces admirables et éternels vers:
Mugitusque boum mollesque sub arbore somni,
.......
Speluncæ vivique lacus.
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