Il s'est donc déterminé à les publier telles à peu près qu'elles ont été écrites.
Il dit «à peu près,» car il ne veut point cacher qu'il a néanmoins fait quelques suppressions et quelques changements, mais ces changements n'ont aucune importance pour le public. Ils n'ont d'autre objet la plupart du temps que d'éviter des redites, ou d'épargner à des tiers, à des indifférents, à des inconnus rencontrés, tantôt un blâme, tantôt une indiscrétion, tantôt l'ennui de se reconnaître. Il importe peu au public, par exemple, que toutes les fins de lettres, consacrées à des détails de famille, aient été supprimées; il importe peu que le lieu où s'est produit un accident quelconque, une roue cassée, un incendie d'auberge, etc., ait été changé ou non. L'essentiel, pour que l'auteur puisse dire, lui aussi: Ceci est un livre de bonne foi , c'est que la forme et le fond des lettres soient restés ce qu'ils étaient. On pourrait au besoin montrer aux curieux, s'il y en avait pour de si petites choses, toutes les pièces de ce journal d'un voyageur authentiquement timbrées et datées par la poste.
De la part des grands écrivains, et il est inutile de citer ici d'illustres exemples qui sont dans toutes les mémoires, ces sortes de confidences ont un charme extrême; le beau style donne la vie à tout; de la part d'un simple passant, elles n'ont, nous le répétons, de valeur que leur sincérité. A ce titre, et à ce titre seulement, elles peuvent être quelquefois précieuses. Elles se classent, avec le moine de Saint-Gall, avec le bourgeois de Paris sous Philippe-Auguste, avec Jean de Troyes, parmi les matériaux utiles à consulter; et, comme document honnête et sérieux, ont parfois plus tard l'honneur d'aider la philosophie et l'histoire à caractériser l'esprit d'une époque et d'une nation à un moment donné. S'il était possible d'avoir une prétention pour ces deux volumes, l'auteur n'en aurait pas d'autre que celle-là.
Qu'on n'y cherche pas non plus les aventures dramatiques et les incidents pittoresques. Comme l'auteur l'explique dès les premières pages de ce livre, il voyage solitaire sans autre objet que de rêver beaucoup et de penser un peu. Dans ces excursions silencieuses, il emporte deux vieux livres, ou, si on lui permet de citer sa propre expression, il emmène deux vieux amis, Virgile et Tacite: Virgile, c'est-à-dire toute la poésie qui sort de la nature; Tacite, c'est-à-dire toute la pensée qui sort de l'histoire.
Et puis, il reste, comme il convient, toujours et partout retranché dans le silence et le demi-jour, qui favorisent l'observation. Ici, quelques mots d'explication sont indispensables. On le sait, la prodigieuse sonorité de la presse française, si puissante, si féconde et si utile d'ailleurs, donne aux moindres noms littéraires de Paris un retentissement qui ne permet pas à l'écrivain, même le plus humble et le plus insignifiant, de croire hors de France à sa complète obscurité. Dans cette situation, l'observateur, quel qu'il soit, pour peu qu'il se soit livré quelquefois à la publicité, doit, s'il veut conserver entière son indépendance de pensée et d'action, garder l'incognito comme s'il était quelque chose, et l'anonyme comme s'il était quelqu'un. Ces précautions, qui assurent au voyageur le bénéfice de l'ombre, l'auteur les a prises durant son excursion aux bords du Rhin, bien qu'elles fussent à coup sûr surabondantes pour lui et qu'il lui parût presque ridicule de les prendre. De cette façon, il a pu recueillir ses notes à son aise et en toute liberté, sans que rien gênât sa curiosité ou sa méditation dans cette promenade de fantaisie qui, nous croyons l'avoir suffisamment indiqué, admet pleinement le hasard des auberges et des tables d'hôte, et s'accommode aussi volontiers de la patache que de la chaise de poste, de la banquette des diligences que de la tente des bateaux à vapeur.
Quant à l'Allemagne, qui est à ses yeux la collaboratrice naturelle de la France, il croit, dans les considérations qu'il en a données dans cet ouvrage, l'avoir appréciée justement et l'avoir vue telle qu'elle est. Qu'aucun lecteur ne s'arrête à deux ou trois mots semés çà et là dans ces lettres, et maintenus par scrupule de sincérité; l'auteur proteste énergiquement contre toute intention d'ironie. L'Allemagne, il ne le cache pas, est une des terres qu'il aime et une des nations qu'il admire. Il a presque un sentiment filial pour cette noble et sainte patrie de tous les penseurs. S'il n'était pas Français, il voudrait être Allemand.
L'auteur ne croit pas devoir achever cette note préliminaire sans entretenir les lecteurs d'un dernier scrupule qui lui est survenu. Au moment où l'impression de ce livre se terminait, il s'est aperçu que des événements tout récents, et qui, à l'instant même où nous sommes, occupent encore Paris, semblaient donner la valeur d'une application directe à certain passage que l'on trouvera plus loin. Or, l'auteur ayant toujours eu plutôt pour but de calmer que d'irriter, il se demanda s'il n'effacerait pas ces deux lignes. Après réflexion, il s'est décidé à les maintenir. Il suffit d'examiner la date où ces lignes ont été écrites pour reconnaître que, s'il y avait à cette époque-là quelque chose dans l'esprit de l'auteur, c'était peut-être une prévision, ce n'était pas, à coup sûr, et ce ne pouvait être une application. Si l'on se reporte aux faits généraux de notre temps, on verra que cette prévision a pu en résulter, même dans la forme précise que le hasard lui a donnée. En admettant que ces deux lignes aient un sens, ce ne sont pas elles qui sont venues se superposer aux événements, ce sont les événements qui sont venus se ranger sous elles. Il n'est pas d'écrivain un peu réfléchi auquel cela ne soit arrivé. Quelquefois, à force d'étudier le présent, on rencontre quelque chose qui ressemble à l'avenir. Il a donc laissé ces deux lignes à leur place, de même qu'il s'était déjà déterminé à laisser dans le recueil intitulé les Feuilles d'automne , les vers intitulés Rêverie d'un passant à propos d'un roi , petit poëme écrit en juin 1830, qui annonce la Révolution de juillet.
Pour ce qui est de ces deux volumes en eux-mêmes, l'auteur n'a plus rien à en dire. S'ils ne se dérobaient par leur peu de valeur à l'honneur des assimilations et des comparaisons, l'auteur ne pourrait s'empêcher de faire remarquer que cet ouvrage, qui a un fleuve pour sujet, s'est, par une coïncidence bizarre, produit lui-même tout spontanément et tout naturellement à l'image d'un fleuve. Il commence comme un ruisseau; traverse un ravin près d'un groupe de chaumières, sous un petit pont d'une arche; côtoie l'auberge dans le village, le troupeau dans le pré, la poule dans le buisson, le paysan dans le sentier; puis il s'éloigne; il touche un champ de bataille, une plaine illustre, une grande ville; il se développe, il s'enfonce dans les brumes de l'horizon, reflète des cathédrales, visite des capitales, franchit des frontières, et, après avoir réfléchi les arbres, les champs, les étoiles, les églises, les ruines, les habitations, les barques et les voiles, les hommes et les idées, les ponts qui joignent deux villages et les ponts qui joignent deux nations, il rencontre enfin, comme le but de sa course et le terme de son élargissement, le double et profond océan du présent et du passé, la politique et l'histoire.
Paris, janvier 1842.
LETTRE I
DE PARIS A LA FERTÉ-SOUS-JOUARRE
Départ de Paris. – Le coteau de S. – P. – Prouesses des démolisseurs. – Nanteuil-le-Haudoin. – Villers-Cotterets. – Les 1600 curiosités de Dammartin. – Dieu offre la diligence à qui perd son cabriolet. – La Ferté-sous-Jouarre. – Un épicier héritier du duc de Saint-Simon. – Aspect de la campagne. – Le voyageur raconte ses goûts. – Le bossu et le gendarme. – Pourquoi un homme est un brave. – Pourquoi le même homme est un lâche. – La peau et l'habit. – 1814 et 1830. – Meaux. – Un fort bel escalier. – La cathédrale de Bossuet. – Meaux a eu un théâtre avant Paris. – Pourquoi les gens de Meaux ont pendu le diable. – Comment une reine s'y prend pour faire entrer un roi dans le paradis.
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