De retour à Paris, il revoit son ami et ne songe plus à son journal.
Depuis douze ans, il a écrit ainsi force lettres sur la France, la Belgique, la Suisse, l'Océan et la Méditerranée, et il les a oubliées. Il avait oublié de même celles qu'il avait écrites sur le Rhin, quand, l'an passé, elles lui sont forcément revenues en mémoire par un petit enchaînement de faits nécessaires à déduire ici.
On se rappelle qu'il y a six ou huit mois environ, la question du Rhin s'est agitée tout à coup. Des esprits, excellents et nobles d'ailleurs, l'ont controversée en France assez vivement à cette époque, et ont pris tout d'abord, comme il arrive presque toujours, deux partis opposés, deux partis extrêmes. Les uns ont considéré les traités de 1815 comme un fait accompli, et, partant de là, ont abandonné la rive gauche du Rhin à l'Allemagne, ne lui demandant que son amitié; les autres, protestant plus que jamais et avec justice, selon nous, contre 1815, ont réclamé violemment la rive gauche du Rhin et repoussé l'amitié de l'Allemagne. Les premiers sacrifiaient le Rhin à la paix; les autres sacrifiaient la paix au Rhin. A notre sens, les uns et les autres avaient à la fois tort et raison. Entre ces deux opinions exclusives et diamétralement contraires, il nous a semblé qu'il y avait place pour une opinion conciliatrice. Maintenir le droit de la France sans blesser la nationalité de l'Allemagne, c'était là le beau problème dont celui qui écrit ces lignes avait, dans sa course sur le Rhin, cru entrevoir la solution. Une fois que cette idée lui apparut, elle lui apparut, non comme une idée, mais comme un devoir. A son avis, tout devoir veut être rempli. Lorsqu'une question qui intéresse l'Europe, c'est-à-dire l'humanité entière, est obscure, si peu de lumière qu'on ait, on doit l'apporter. La raison humaine, d'accord en cela avec la loi spartiate, oblige dans certains cas à dire l'avis qu'on a. Il écrivit donc alors, en quelque sorte sans préoccupation littéraire, mais avec le simple et sévère sentiment du devoir accompli, les deux cents pages qui terminent le second volume de cette publication, et il se disposa à les mettre au jour.
Au moment de les faire paraître, un scrupule lui vint. Que signifieraient ces deux cents pages ainsi isolées de tout le travail qui s'était fait dans l'esprit de l'auteur pendant son exploration du Rhin? N'y aurait-il pas quelque chose de brusque et d'étrange dans l'apparition de cette brochure spéciale et inattendue? Ne faudrait-il pas commencer par dire qu'il avait visité le Rhin, et alors ne s'étonnerait-on pas à bon droit que lui, poëte par aspiration, archéologue par sympathie, il n'eût vu dans le Rhin qu'une question politique internationale? Eclairer par un rapprochement historique une question contemporaine, sans doute cela peut être utile; mais le Rhin, ce fleuve unique au monde, ne vaut-il pas la peine d'être aussi vu un peu pour lui-même et en lui-même? Ne serait-il pas vraiment inexplicable qu'il eût passé, lui, devant ces cathédrales sans y entrer, devant ces forteresses sans y monter, devant ces ruines sans les regarder, devant ce passé sans le sonder, devant cette rêverie sans s'y plonger? N'est-ce pas un devoir pour l'écrivain, quel qu'il soit, d'être toujours adhérent avec lui-même, et sibi constet , et de ne pas se produire autrement qu'on ne le connaît, et de ne pas arriver autrement qu'il n'est attendu? Agir différemment, ne serait-ce pas dérouter le public, livrer la réalité même du voyage aux doutes et aux conjectures, et par conséquent diminuer la confiance?
Ceci sembla grave à l'auteur. Diminuer la confiance à l'heure même où on la réclame plus que jamais; faire douter de soi, surtout quand il faudrait y faire croire; ne pas rallier toute la foi de son auditoire quand on prend la parole pour ce qu'on s'imagine être un devoir, c'était manquer le but.
Les lettres qu'il avait écrites durant son voyage se représentèrent alors à son esprit. Il les relut, et il reconnut que, par leur réalité même, elles étaient le point d'appui incontestable et naturel de ses conclusions dans la question rhénane; que la familiarité de certains détails, que la minutie de certaines peintures, que la personnalité de certaines impressions, étaient une évidence de plus; que toutes ces choses vraies s'ajouteraient comme des contre-forts à la chose utile; que, sous un certain rapport, le voyage du rêveur, empreint de caprice, et peut-être pour quelques esprits chagrins entaché de poésie, pourrait nuire à l'autorité du penseur; mais que, d'un autre côté, en étant plus sévère, on risquait d'être moins efficace; que l'objet de cette publication, malheureusement trop insuffisante, était de résoudre amicalement une question de haine; et que, dans tous les cas, du moment où la pensée de l'écrivain, même la plus intime et la plus voilée, serait loyalement livrée aux lecteurs, quel que fût le résultat, lors même qu'ils n'adhéreraient pas aux conclusions du livre, à coup sûr ils croiraient aux convictions de l'auteur. – Ceci déjà serait un grand pas; l'avenir se chargerait peut-être du reste.
Tels sont les motifs impérieux, à ce qu'il lui semble, qui ont déterminé l'auteur à mettre au jour ces lettres et à donner au public deux volumes sur le Rhin au lieu de deux cents pages.
Si l'auteur avait publié cette correspondance de voyageur dans un but purement personnel, il lui eût probablement fait subir de notables altérations; il eût supprimé beaucoup de détails; il eût effacé partout l'intimité et le sourire; il eût extirpé et sarclé avec soin le moi , cette mauvaise herbe qui repousse toujours sous la plume de l'écrivain livré aux épanchements familiers; il eût peut-être renoncé absolument, par le sentiment même de son infériorité, à la forme épistolaire, que les très-grands esprits ont seuls, à son avis, le droit d'employer vis-à-vis du public. Mais au point de vue qu'on vient d'expliquer, ces altérations eussent été des falsifications; ces lettres, quoiqu'en apparence à peu près étrangères à la Conclusion , deviennent pourtant en quelque sorte des pièces justificatives; chacune d'elles est un certificat de voyage, de passage et de présence; le moi , ici, est une affirmation. Les modifier, c'était remplacer la vérité par la façon littéraire. C'était encore diminuer la confiance, et par conséquent manquer le but.
Il ne faut pas oublier que ces lettres, qui pourtant n'auront peut-être pas deux lecteurs, sont là pour appuyer une parole conciliante offerte à deux peuples. Devant un si grand objet, qu'importe les petites coquetteries d'arrangeur et les raffinements de toilette littéraire? Leur vérité est leur parure 1 1 L'auteur à cet égard a poussé fort loin le scrupule. Ces lettres ont été écrites au hasard de la plume, sans livres, et les faits historiques ou les textes littéraires qu'elles contiennent çà et là sont cités de mémoire; or la mémoire fait défaut quelquefois. Ainsi, par exemple, dans la lettre neuvième, l'auteur dit que Barberousse voulut se croiser pour la seconde ou troisième fois , et dans la lettre dix-septième il parle des nombreuses croisades de Frédéric Barberousse. L'auteur oublie dans cette double occasion que Frédéric I er ne s'est croisé que deux fois, le première n'étant encore que duc de Souabe, en 1147, en compagnie de son oncle Conrad III; la seconde étant empereur, en 1189. Dans la lettre quatorzième, l'auteur a écrit l'hérésiarque Doucet où il eût fallu écrire l'hérésiarque Doucin . Rien n'était plus facile à corriger que ces erreurs; il a semblé à l'auteur que, puisqu'elles étaient dans ces lettres, elles devaient y rester comme le cachet même de leur réalité. Puisqu'il en est à rectifier des erreurs, qu'on lui permette de passer des siennes à celles de son imprimeur. Un errata raisonné est parfois utile. Dans la lettre première, au lieu de: la maison est pleine de voix qui ordonnent , il faut lire: la maison est pleine de voix qui jordonnent . Dans la Légende du beau Pécopin (paragraphe XII, dernières lignes), au lieu de: une porte de métal , il faut lire; une porte de métail . Les deux mots jordonner et métail manquent au Dictionnaire de l'Académie, et selon nous le Dictionnaire a tort. Jordonner est un excellent mot de la langue familière, qui n'a pas de synonyme possible, et qui exprime une nuance précise et délicate: le commandement exercé avec sottise et vanité, à tout propos et hors de tout propos. Quant au mot métail , il n'est pas moins précieux. Le métal est la substance métallique pure; l'argent est un métal. Le métail est la substance métallique composée; le bronze est un métail. (Note de la première édition.)
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