Émile Zola - Paris

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Émile Zola

Paris

LIVRE PREMIER

I

Ce matin-là, vers la fin de janvier, l'abbé Pierre Froment, qui avait une messe à dire au Sacré-Cœur de Montmartre, se trouvait dès huit heures sur la butte, devant la basilique. Et, avant d'entrer, un instant il regarda Paris, dont la mer immense se déroulait à ses pieds.

C'était, après deux mois de froid terrible, de neige et de glace, un Paris noyé sous un dégel morne et frissonnant. Du vaste ciel, couleur de plomb, tombait le deuil d'une brume épaisse. Tout l'est de la ville, les quartiers de misère et de travail, semblaient submergés dans des fumées roussâtres, où l'on devinait le souffle des chantiers et des usines; tandis que, vers l'ouest, vers les quartiers de richesse et de jouissance, la débâcle du brouillard s'éclairait, n'était plus qu'un voile fin, immobile de vapeur. On devinait à peine la ligne ronde de l'horizon, le champ sans bornes des maisons apparaissait tel qu'un chaos de pierres, semé de mares stagnantes, qui emplissaient les creux d'une buée pâle, et sur lesquelles se détachaient les crêtes des édifices et des rues hautes, d'un noir de suie. Un Paris de mystère, voilé de nuées, comme enseveli sous la cendre de quelque désastre, disparu à demi déjà dans la souffrance et dans la honte de ce que son immensité cachait.

Pierre regardait, maigre et sombre, vêtu de sa soutane mince, lorsque l'abbé Rose, qui semblait s'être abrité derrière un pilier du porche, pour le guetter, vint à sa rencontre.

– Ah! c'est vous enfin, mon cher enfant. J'ai quelque chose à vous demander.

Il semblait gêné, inquiet. D'un regard méfiant, il s'assura que personne n'était là. Puis, comme si la solitude ne suffisait pas à le rassurer, il l'emmena à quelque distance, dans la bise glaciale qui soufflait, et qu'il paraissait ne pas sentir.

– Voici, c'est un pauvre homme dont on m'a parlé, un ancien ouvrier peintre, un vieillard de soixante-dix ans, qui naturellement ne peut plus travailler, et qui est en train de mourir de faim, dans un taudis de la rue des Saules… Alors, mon cher enfant, j'ai songé à vous, j'ai pensé que vous consentiriez à lui porter ces trois francs de ma part, pour qu'il ait au moins du pain pendant quelques jours.

– Mais pourquoi n'allez-vous pas lui faire votre aumône vous-même?

De nouveau, l'abbé Rose s'inquiéta, s'effara, avec des regards peureux et confus.

– Oh! non, oh! non, je ne peux plus, moi, après tous les ennuis qui me sont arrivés. Vous savez qu'on me surveille et qu'on me gronderait encore, si l'on me surprenait à donner ainsi, sans bien savoir à qui je donne. Il est vrai que, pour avoir ces trois francs, j'ai dû vendre quelque chose… Je vous en supplie, mon cher enfant, rendez-moi ce service.

Le cœur serré, Pierre considérait le bon prêtre tout blanc, avec sa grosse bouche de bonté, ses yeux clairs d'enfant, dans sa face ronde et souriante. Et l'histoire de cet amant de la pauvreté lui revenait en un flot d'amertume, la disgrâce où il était tombé, pour sa candeur sublime de saint homme charitable. Son petit rez-de-chaussée de la rue de Charonne, dont il faisait un asile, où il recueillait toutes les misères de la rue, avait fini par devenir une cause de scandale. On y abusait de sa naïveté, de son innocence, et des abominations se passaient chez lui, sans qu'il les soupçonnât. Des filles y allaient, lorsqu'elles n'avaient pas trouvé d'hommes pour les emmener. D'infâmes rendez-vous s'y donnaient, toute une promiscuité monstrueuse. Enfin, une belle nuit, la police y avait fait une descente, pour y arrêter une fillette de treize ans, accusée d'infanticide. Très émue, l'autorité diocésaine avait forcé l'abbé Rose à fermer son asile, et l'avait déplacé de l'église Sainte-Marguerite, en l'envoyant à Saint-Pierre de Montmartre, où il avait retrouvé sa place de vicaire. Ce n'était pas une disgrâce, mais un simple éloignement. On l'avait grondé, on le surveillait, comme il le disait lui-même, et il était très honteux, très malheureux de ne pouvoir plus donner qu'en se cachant, tel qu'un prodigue écervelé qui rougit de ses fautes.

Pierre prit les trois francs.

– Je vous promets, mon ami, de faire votre commission, ah! de tout mon cœur.

– Allez-y après votre messe, n'est-ce pas? Il s'appelle Laveuve, il habite la rue des Saules, une maison avec une cour, avant d'arriver à la rue Marcadet. Vous trouverez bien… Et, si vous étiez gentil, vous viendriez me rendre compte de votre visite, ce soir, vers cinq heures, à la Madeleine, où j'irai entendre la conférence de monseigneur Martha. Il a été si bon pour moi!.. N'y viendrez-vous pas l'entendre vous-même?

Pierre répondit d'un geste évasif. Monseigneur Martha, évêque de Persépolis, très puissant à l'archevêché, depuis qu'il s'était employé à décupler les souscriptions pour le Sacré-Cœur, en propagandiste vraiment génial, avait en effet soutenu l'abbé Rose; et c'était lui qui avait obtenu qu'on le laissât à Paris, en le replaçant à Saint-Pierre de Montmartre.

– Je ne sais si je pourrai assister à la conférence, dit Pierre. En tout cas, j'irai sûrement vous y retrouver.

La bise soufflait, un froid noir les pénétrait tous deux, sur ce sommet désert, dans le brouillard qui changeait la grande ville en un océan de brume. Mais un pas se fit entendre, et l'abbé Rose, repris de méfiance, vit un homme passer, très grand, très fort, chaussé en voisin de galoches, et la tête nue, d'épais cheveux blancs, coupés ras.

– N'est-ce point votre frère? demanda le vieux prêtre.

Pierre n'avait pas eu un mouvement. Il répondit d'une voix tranquille:

– C'est mon frère Guillaume, en effet. Je l'ai retrouvé, depuis que je viens parfois ici, au Sacré-Cœur. Il possède là, tout près, une maison qu'il habite depuis plus de vingt ans, je crois. Quand je le rencontre, nous nous serrons la main. Mais je ne suis pas même allé chez lui… Ah! tout est bien mort entre nous, rien ne nous est plus commun, des mondes nous séparent.

Le sourire si tendre de l'abbé Rose reparut, et il eut un geste de la main, comme pour dire qu'il ne fallait jamais désespérer de l'amour. Guillaume Froment, un savant d'intelligence haute, un chimiste qui vivait à l'écart, en révolté, était maintenant son paroissien; et il devait rêver de le reconquérir à Dieu, lorsqu'il passait près de la maison qu'il occupait avec ses trois grands fils, bourdonnante de travail.

– Mais, mon cher enfant, reprit-il, je vous tiens là, dans ce froid noir, et vous n'avez pas chaud… Allez dire votre messe. A ce soir, à la Madeleine.

Puis, suppliant, s'assurant de nouveau que personne ne les écoutait, il ajouta de son air d'enfant toujours en faute:

– Et pas un mot à personne de ma petite commission. On dirait encore que je ne sais pas me conduire.

Pierre le regarda s'éloigner dans la direction de la rue Cortot, où le vieux prêtre habitait un rez-de-chaussée humide, qu'un bout de jardin égayait. La cendre de désastre qui noyait Paris semblait s'épaissir, sous les rafales de la bise glacée. Et il entra enfin dans la basilique, le cœur ravagé, débordant de l'amertume que venait d'y remuer cette histoire, cette banqueroute de la charité, l'ironie affreuse du saint homme puni pour avoir donné, se cachant pour donner toujours. Rien ne calma la cuisson de la blessure rouverte en lui, ni la paix tiède dans laquelle il pénétrait, ni la solennité muette du large et profond vaisseau, d'une nudité de pierres neuves, sans tableaux, sans décoration d'aucune sorte, la nef à demi barrée par la charpente qui bouchait la coupole du dôme, encore en construction. A cette heure matinale, sous la lumière grise que laissaient tomber les hautes et minces baies, des messes de supplication étaient déjà dites à plusieurs autels, des cierges d'imploration brûlaient au fond de l'abside. Et il se hâta d'aller, à la sacristie, revêtir les vêtements sacrés, pour dire sa messe à la chapelle de Saint-Vincent-de-Paul.

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