— Il y avait un… homme, dit Royce. Je lui ai montré le miroir juste avant qu’il ne me tue et il… s’est arrêté. Il m’a supplié de le tuer.
— L’homme gris, dit son père. L’Angarthim.
Il n’en dit pas plus pendant un instant, luttant manifestement pour trouver les mots.
— Quelle est la chose la plus horrible que tu puisses montrer à un homme qui toute sa vie a été trompé ? Tu peux lui montrer la vérité. Et quelles possibilités son esprit lui aura-t-il montrées, lui à qui on a caché tant de choses auparavant ?
Royce n’arrivait pas à l’imaginer. Plus que cela, il ne voulait pas l’imaginer, parce qu’il y avait déjà trop de possibilités dans sa tête sans avoir à s’encombrer de plus. Il avait vu ce qui pouvait arriver s’il s’y prenait mal ici, toutes les façons dont le monde pouvait sombrer dans l’obscurité et le sang, dans la mort et l’horreur. Il devait s’accrocher à la voie qu’il avait choisie parmi toutes les possibilités, le seul moyen pour que cela se passe bien.
— Pourquoi ne suis-je pas devenu fou ? demanda Royce.
— Parce que tu es assez fort pour voir les choses telles qu’elles sont, dit son père. Ou parce que tu as été assez fort pour te retirer avant qu’il ne soit trop tard. J’ai moi-même eu un aperçu. J’aurais pu me battre contre Barihash pour en apprendre plus, mais je savais que je ne pourrais jamais tout contenir.
— J’ai tué Barihash, dit Royce. Il ressentit un soupçon de culpabilité en l’admettant à son père.
Mais son père hocha la tête.
— Bien. Parfois, le mal doit être combattu. Il n’était plus que douleur, haine et suspicion, il ne pouvait rien apporter d’autre que de la souffrance au monde. Il en va de même pour le roi Carris et la guerre à venir. Il y aura de la violence, mais elle est parfois nécessaire.
Royce le comprenait, il le savait. Il s’était battu contre le vieux duc pour exactement les mêmes raisons, contre Altfor et son oncle et contre tous ceux qui les avaient attaqués. Il espérait pouvoir tout améliorer si seulement il pouvait les vaincre.
Désormais, les possibilités que son cerveau ne pouvait à peine contenir suggéraient qu’il devait y avoir davantage. La lucidité que le miroir lui avait apportée, la capacité de regarder le monde et de le comprendre, lui avait montré qu’il faudrait plus que la violence. L’invoquer elle seule n’entraînerait que des années de mort.
Bien sûr, l’équilibre nécessitait qu’ils ne se battent pas du tout ; les choses continueraient comme elles étaient, avec toute la cruauté qui en résulterait. Le chemin entre ces deux choses était si étroit qu’il ressemblait à une corde tendue au-dessus d’un précipice, un danger bien réel en dessous.
— J’ai déjà traversé des précipices, dit Royce pour lui-même.
— Que dis-tu ? demanda son père.
— J’essaie juste de savoir quoi faire ensuite, répondit-il. Même avec tout ce que le miroir m’a montré, j’ai encore beaucoup à faire.
— Le miroir ne te dit pas ce que tu dois faire, répéta son père. C’est l’erreur la plus dangereuse qui soit. Tu as encore le choix. Tu as toujours le choix. Comme tout le monde.
C’était plus logique que Royce ne l’aurait cru. Il ne voulait pas détruire les choix des gens qui l’accompagnaient ; ni même leur demander de se fier à lui pour venir ici, il ne les aurait pas forcés à le faire, il n’avait pu qu’espérer qu’ils lui fassent assez confiance pour l’accompagner.
Il avait autre chose à demander.
— Père, dit-il, je t’ai cherché de l’autre côté de la mer. J’ai trouvé le miroir dans les Sept Îles, mais je te cherchais. Je suis venu ici parce que je voulais retrouver mon père, et parce que je crois que le royaume a besoin de son roi.
Son père resta un instant silencieux, puis il secoua la tête.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir le faire, Royce.
La déception qui traversa Royce à ce moment-là fut absolue.
— Mais je suis allé si loin !
Il pouvait entendre la douleur dans sa propre voix, et cela se refléta sur le visage de son père.
— J’ai regardé dans le miroir, dit son père. Je me suis vu ici, sans retour possible au royaume.
— Mais c’était il y a si longtemps, dit Royce. Les choses ont changé, Père.
— Tu sais qu’il y a des choses que je ne peux pas dire, répondit son père en secouant la tête.
Des choses qu’il avait vues, devina Royce. Mais cela lui donna une idée. Il attrapa le sac à côté de lui.
— Veux-tu encore regarder ? demanda-t-il. Il lui tendit le miroir.
— Tu connais les dangers que cela implique, dit son père, visiblement inquiet. Un homme ne devrait pas regarder trop souvent, à cause de tous les bouleversements que cela peut engendrer.
— S’il te plaît, supplia Royce.
Son père hésita, puis hocha la tête. Lentement, prudemment, il regarda dans le miroir. Il sembla le regarder une éternité, si longtemps en fait que Royce pensa à l’en éloigner, à le couvrir pour qu’il n’ait plus à le regarder.
Finalement, son père ferma les yeux.
— Il semble que le royaume aura son roi, dit son père, avec une expression que Royce ne sut pas déchiffrer. Elle laissait entendre qu’il avait vu plus de choses encore que Royce.
— Et tu auras ton père à tes côtés, conclut-il.
Cette partie, au moins, permit à Royce de reprendre son souffle.
— Alors tu retourneras au royaume avec mes amis et moi ? demanda Royce, osant à peine espérer.
— Je le ferai, promit son père. Il disparut un moment dans la cabane, ramassant un petit sac d’affaires presque identique à celui que Royce avait trouvé sur la première des Sept Îles. C’était tout ce qu’il voulait emporter avec lui.
— Je n’ai ni ton armure ni ton épée, dit Royce. Je les ai perdues dans les Sept Îles.
— Cela n’a pas de sens, dit son père. J’ai vu… non, comme je l’ai dit, cela ne marche pas comme ainsi.
Royce savait qu’il ne devait pas lui demander ce qu’il avait vu, mais il lui fut difficile de ne pas s’en inquiéter alors qu’ils partaient à travers les arbres à l’orée de l’île. Il lui était également difficile de ne pas s’étonner d’avoir finalement retrouvé son père. L’homme qui était parti si longtemps auparavant était ici, marchant à ses côtés avec Gwylim pendant qu’Ember voltigeait à travers les arbres.
La marche jusqu’à la plage ne sembla pas aussi longue que le voyage vers l’intérieur de l’île. Ils couvrirent la distance rapidement, et bientôt, ils regardèrent fixement l’endroit où le bateau avait jeté l’ancre. Ses amis étaient toujours là à attendre alors que Royce et son père arrivèrent, mais ils vinrent à leur rencontre lorsqu’ils réalisèrent que Royce était accompagné. Ils se précipitèrent sur la plage, se tenant là, dans l’expectative.
— Une Picti, une paysanne et un combattant de l’Île Rouge ? dit son père.
— Mes amis, répondit Royce. Il y avait aussi un chevalier, mais Sir Bolis s’est sacrifié dans les Sept Îles, pour notre salut à tous.
Il s’avança vers eux, prêt à les présenter un à un.
— Mes amis, voici mon père, le roi Philippe, le roi légitime. Nous l’avons enfin trouvé.
Ses amis réagirent avec une déférence surprenante. Mark s’inclina, Matilde fit la révérence et même Neave fit un signe de tête respectueux.
— Père, voici Mark. Il m’a aidé à survivre à l’Île Rouge, et c’est mon meilleur ami.
Son père lui prit la main.
— Un homme qui a sauvé la vie de mon fils mérite toute ma gratitude.
— Il a sauvé la mienne plus souvent encore, répondit Mark.
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