ARCHITECTURE DE LA PRIÈRE
DIEGO MAENZA
Traduction par Géraldine Solignac
© Tektime, 2020
© Diego Maenza, 2018
© Géraldine Solignac, traduction, 2020.
Titre original en espagnol : « Estructura de la plegaria »
TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE PREMIÈRE PARTIE AU NOM DU PÈRE
DIMANCHE DIMANCHE Lumières et ténèbres Pater noster, qui es in caelis…
LUNDI LUNDI Prière et blasphème … Sanctificetur nomen tuum.
MARDI ET MERCREDI MARDI ET MERCREDI Fragrance et pestilence Adveniat regnum tuum.
JEUDI JEUDI Ardeur et froidure Fiat voluntas tua, sicut in caelo, et in terra.
VENDREDI VENDREDI Aigre-doux Panem nostrum quotidianum da nobis hodie…
SAMEDI
DIMANCHE
DEUXIÈME PARTIE
SEMAINE 1
SEMAINE 2
SEMAINE 3
SEMAINE 4
TROISIÈME PARTIE
JANVIER
FÉVRIER
MARS
AVRIL
MAI
JUIN
JUILLET
AOÛT
SEPTEMBRE
OCTOBRE
NOVEMBRE
DÉCEMBRE
ARCHITECTURE DE LA PRIÈRE
AU NOM DU PÈRE
Lumières et ténèbres
Pater noster, qui es in caelis…
L’obscurité cache la cécité des pensées, elle surgit dans le fracas du silence. L’obscurité répand un fléau qui se transforme en vertige, une caresse de l’abîme, un froid qui imprègne les os, une amertume qui se ravale avec des larmes. L’obscurité condamne aux angoisses du passé, elle entretient l’incertitude au sujet des calamités de l’avenir, elle forme une nébuleuse qui anéantit les sens. L’obscurité… Et soudain, mes enfants, vous pouvez contempler le monde. J’apparais à la veillée comme si la matrice venait de m’expulser de ses profondeurs. Je me sens renaître, pourtant je demeure conscient de l’imposture de mes sens. Je perçois ma pestilence hépatique imprégnée dans mon duvet, incrustée dans la toile de l’oreiller ou simplement diffusée dans le décor de la chambre comme tous les matins. Pendant ce temps, le monde tourne. Je me lève. La lueur qui traverse la fenêtre m’éblouit et m’oblige à me couvrir le visage. Mon âme a enduré non sans sursauts un rêve agité. Il m’a réveillé. J’observe presque avec émerveillement, comme la première fois, la sécheresse des murs dans la pièce, la tristesse qui se dégage de ses vieilles fissures, les photos grises rehaussées par le contraste des cadres colorés, la peinture d’un monde enfermé dans une bulle de cristal, une bulle protectrice contre un danger extérieur qui pèse encore sur sa surface. Contiendrait-elle justement un danger ? Permettrait-elle d’éviter que les maux incrustés dans cette terre dévastée ne germent ? Serait-elle là pour que jamais aucune Pandore curieuse ne puisse répandre sa puanteur ? En arrière-plan, derrière le monde, j’observe à nouveau l’image de Dieu. Je ferme les yeux et je prie. Délivre-moi de tout péché, père bien-aimé, car le royaume de la terre et du ciel est à toi. Tes desseins sont purs et incontestables. Purifie mon âme de la tentation et bénis ma journée.
Je me lève et je sens l’amertume du vin installé dans mes entrailles, au plus profond de mes tissus. Je me glisse dans la salle de bain, le miroir reflète les imperfections qui tachent mes yeux. Je le repousse du bout des doigts. Un frisson me court sur la peau. Je me débarbouille le visage avec du savon et de l’eau. Le dentifrice extirpe la puanteur habituelle de ma bouche au matin. J’urine avec plaisir. Je remarque les éclaboussures amassées sur l’avant de mon sous-vêtement, elles révèlent une substance matinale et quasi quotidienne dont la viscosité est d’une rare splendeur. Ô, Seigneur, que les rêves sont beaux et cruels. Le rêve est le seul espace où je peux me dévoiler tel que je suis.
*
Comme toujours, le journal rapporte des nouvelles attendues. Mais un titre sur la page centrale attire son attention, il révèle les dernières déclarations du Saint-Père. Il lit le contenu imprimé en petites lettres et examine la photo en couleur placée à côté du résumé. Orné d’une cape, il se penche, selon la tradition, sur le balcon principal de la basilique Del Santo. Il a annoncé les vêpres de la semaine sainte. Le Père Misael, dévoilons son nom dès à présent, prie et se prépare pour la messe.
*
Je ne peux pas ignorer cette image. Elle m’a envahi et elle ne me quitte pas. Devant l’autel, chaque moment de ce souvenir provoque une souffrance. Comment puis-je supporter ce tourment alors que le moment est venu de scander des slogans, des slogans usés que les ouailles reçoivent comme des paroles nouvelles à chaque messe ? Comment puis-je résister aux quelques secondes qui précèdent ma purification par le sang et le corps de Dieu ? Toute faute en incombe à cette image. Elle est réticulée en moi. Elle me domine. C’est une malédiction venue des enfers qui fait plier mon esprit. Je ne peux que recourir à la sauvegarde du Tout-Puissant qui illumine mon chemin.
*
Assis à table, je mets de côté le plat de légumes, je me rends compte que j’ai préparé un déjeuner excessif. J’observe avec une attention imméritée la propreté du mobilier, du sol, de l’étagère désormais sans poussière. L’imitation de porcelaine impériale resplendit d’une luminosité inhabituelle et dévoile les chérubins nus aux visages pâles et spectraux. Tomás, bien discipliné, s’ébroue sous la table. Il lance un semblant de salut avec sa queue. Le garçon savoure le jus d’orange qui coule au coin de ses lèvres et j’esquisse un sourire devant sa maladresse. Je ne consomme que la salade et un demi-verre de jus de fruits. Je mets de côté le poisson dont je n’ai pas envie, avec le reste de la nourriture que je viens de ranger. Mon œil droit a sécrété une nouvelle chassie, je la retire avec pudeur, un peu agacé. Le garçon m’adresse un regard de stupéfaction en évoquant certains passages de la Bible. Tomás me suit dans la cuisine d’un pas martial, il implore par son halètement quelque consolation pour atténuer le vide de son estomac et empêcher sa salive de dégouliner.
*
Je monte les escaliers et je me dirige vers la chambre. J’essaie de me reposer. C’est inutile. Je reviens sur le rêve qui pèse sur moi tel le rocher de Sisyphe. Je pense en être débarrassé au réveil, mais il ressurgit. L’obscurité s’installe, et soudain, cette vision récurrente apparaît. Elle se répète, encore et encore, comme si je la regardais dans un kaléidoscope dont les réfractions me dirigent en permanence vers la représentation unique, sans distorsion. Je prie Dieu de me libérer de ce tourment et de laisser mon esprit se reposer de ses soubresauts. Des oreilles cyclopéennes fendues par la lame d’un couteau, c’est l’image qui me hante et j’en connais la provenance. Elle sort sans aucun doute de mes souvenirs du tableau suspendu dans mon alcôve. J’entreprends souvent l’étude perpétuelle et jamais fatiguée des vêpres en contemplant la toile dès lors que je permets l’ouverture de ses portes. C’est une imitation naïve, et presque sabotée, du célèbre triptyque du grand peintre. Je l’ai payé avec les économies de toute une vie. Évidemment, l’objet peut paraître futile par rapport à l’original, surtout si l’on affectionne l’art. La reproduction reste pourtant fidèle et respecte les proportions. Je contemple le monde. Je laisse les portes de l’œuvre nuancée sur la planche en chêne s’ouvrir et j’observe un monde parallèle : celui du paradis, du jardin et de l’enfer. Je m’émerveille comme chaque après-midi. L’art du peintre, tellement réservé, me fait frémir même à travers une interprétation si réductrice. Je fréquente la fresque le soir. Je l’explore dans les moindres rouages de sa constitution. J’essaie de déchiffrer l’alchimie qui a conduit à ce paradis aujourd’hui dévasté, l’art du démiurge qui a forgé l’enfer. Je fais semblant de savoir, car seul le savoir permet de rejeter le chemin de la perdition qui mène à ce calvaire.
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