« Dites à madame Jennings que j’ai été trop troublée pour pouvoir lui faire une visite ; mais que si elle voulait venir à Holborn un de ces matins, ce serait une grande bonté de sa part. Mes cousins seraient fiers de faire sa connaissance. Mon papier finit et m’oblige à vous quitter. Je vous prie de me rappeler au souvenir de sir Georges, de lady Middleton, de madame Palmer, et de tous les charmans enfans. Mes plus tendres amitiés à mademoiselle Maria. Je suis bien sûre que celle qui fait profession d’aimer et d’estimer mon Edward, est bien contente de le savoir sur la route du bonheur. »
Je suis votre très-obéissante servante, Lucy Stéeles.
Dès qu’Elinor eut fini de lire, elle remit la lettre entre les mains de madame Jennings, pensant que c’était un des buts dans lesquels elle avait été écrite. L’autre n’était pas douteux : elle voulait jouir de son triomphe en humiliant sa rivale. Elinor se rappelait ce que la simple Anna lui avait raconté de l’entretien d’Edward et de Lucy ; comme c’était lui qui l’avait pressée de rompre, et qu’elle l’avait absolument refusé. Elle disait exactement le contraire ; et cette petite fausseté inutile fit de la peine à Elinor. Sa seule consolation aurait été le bonheur d’Edward ; et tout lui disait qu’il était impossible, jusqu’à cette lettre écrite d’un style si commun et dans un si mauvais esprit. Cependant tout était décidé ; c’était l’épouse d’Edward, c’était sa rivale heureuse, triomphante. Elle chercha à oublier ses torts, à croire qu’elle se les exagérait peut-être, et que du moins Lucy aimerait passionnément son mari, et s’en ferait aimer. Madame Jennings moins difficile lisait et admirait la lettre de sa jeune parente. — Très-bien, très-joliment tournée ; et ce qu’elle lui demande à Edward, très-généreux en vérité ; et je ne suis pas surprise qu’il ne l’ait pas accepté. Il l’en aimera davantage. Pauvres enfans ! leur amour me touche au fond de l’âme. Je voudrais leur procurer un bénéfice de tout mon cœur. Voyez, elle m’appelle sa chère dame Jennings. Bon cœur de fille s’il en fut jamais ! Oui, oui, j’irai la voir et l’embrasser bien sûrement. Comme elle est attentive ; comme elle n’oublie personne, pas même les enfans ! c’est la plus jolie lettre que j’aie vue de ma vie ; elle me donne grande opinion du cœur et de l’esprit de Lucy. M. Ferrars, vous le verrez, sera heureux comme un prince, avec une telle femme.
Quelques jours s’écoulèrent encore sans rien amener de nouveau qu’une impatience très-vive et très-naturelle de Maria de quitter Londres. La crainte de rencontrer Willoughby ou d’en entendre parler, l’obligeait de rester chez elle comme dans une prison. Elle soupirait après le plein air, la liberté, et sur-tout après sa mère. Elinor ne le désirait pas moins, mais ne savait comment l’effectuer. Il ne convenait pas à deux jeunes personnes de faire seules un si grand voyage ; et la santé si chancelante de Maria y était encore un obstacle. À peine Elinor croyait-elle qu’elle pût le supporter ; elle en parla à leur bonne hôtesse, et la consulta sur les meilleurs moyens de lever ces difficultés. Madame Jennings résista à l’idée de leur départ avec toute l’éloquence de sa bonne volonté et de sa tendre amitié ; mais Elinor mettant toujours en avant la santé de Maria, le besoin évident pour elle de respirer un air plus pur que celui de Londres, et son désir d’être à la campagne, madame Jennings fit une proposition qu’Elinor trouva très-acceptable. Les Palmer devaient partir pour leur terre de Cléveland sur la fin de mars, c’est-à-dire dans une quinzaine de jours ; et Charlotte avait prié sa mère d’y venir avec ses deux jeunes amies passer la semaine de Pâques. M. Palmer s’était joint aussi à sa femme pour les en presser avec beaucoup de politesse. Ses manières avaient tout à-fait changé depuis que sa femme lui avait donné un fils. Il aimait cet enfant à la folie ; et celle qui le lui avait donné s’en ressentait ; il était plus tendre avec elle, plus honnête avec sa belle-mère, à qui il savait gré d’aimer aussi passionnément le petit garçon, et plus poli, plus doux en général avec tout le monde, et sur-tout avec mesdemoiselles Dashwood. Le malheur et le changement de Maria l’intéressaient ; et il aimait à causer agréablement avec Elinor. On se rappelle qu’elle l’avait d’abord jugé plus favorablement que ses manières n’y donnaient lieu. Elle était bien-aise de son côté qu’il eût justifié l’idée qu’elle avait eue de lui. Charlotte elle-même dans son nouvel état de mère, qui l’occupait beaucoup, était aussi devenue moins insignifiante. En sorte qu’Elinor consentit sans peine à ce projet qui les rapprochait d’ailleurs beaucoup de Barton. Mais il fallait que Maria le voulût aussi ; et dès les premiers mots qu’Elinor lui en dit, elle s’écria vivement et dans une grande agitation : Non, non, je ne puis aller à Cléveland ; ne savez-vous pas ?… n’avez vous pas pensé ?… Oh ! non, non, je ne puis y aller.
— Vous oubliez vous-même, dit doucement Elinor, que Cléveland n’est pas dans le voisinage de… qu’il y a plus de trente milles de distance… et…
— Mais enfin il est en Sommersetshire ; là où je croyais… Là où mes pensées ont erré si souvent. Non, Elinor, n’espérez pas de m’y voir jamais.
Elinor ne pouvait pas disputer avec elle sur un sentiment ; mais elle tâcha d’en réveiller un autre dans le cœur de sa sœur, en lui représentant que ce serait un moyen de rejoindre plutôt et d’une manière plus sûre et plus convenable qu’aucune autre, leur chère et bonne mère qu’elle désirait si ardemment de revoir. De Cléveland, qui n’était qu’à quelques milles de Bristol, il n’y avait pas plus d’une bonne journée pour se rendre à Barton. Madame Palmer leur donnerait sûrement son carosse, et les accompagnerait peut être jusqu’à Bristol, où le domestique de leur mère viendrait les prendre et les escorter jusques chez elles. Rien ne nous oblige, dit-elle à Maria, à rester plus d’une semaine à Cléveland : ainsi dans moins de trois semaines nous pouvons être à notre chère Chaumière.
Maria n’eut rien à répondre. Son affection pour sa mère triompha avec peu de difficulté de ces obstacles imaginaires. Elle réfléchit elle-même que Willoughby et sa femme étant encore à Londres, elle n’aurait pas la chance de les voir dans le Sommersetshire, et elle consentit à y aller.
Madame Jennings fut la plus contrariée ; elle avait espéré ramener encore ses jeunes amies chez elle en revenant de Cléveland, les garder jusqu’au temps où elle irait chez son gendre Middleton, et les reconduire elle-même à leur mère. Elinor fut reconnaissante de ce projet, mais ne changea rien à leur dessein. On l’écrivit à madame Dashwood, qui en fut très-contente. Ainsi leur retour fut arrangé de cette manière ; et Maria qui ne croyait trouver de consolation qu’à Barton, comptait les heures qui la séparaient du moment où elle reverrait cette demeure chérie et la meilleure des mères. Le malheur de sa sœur l’avait accablée de nouveau presque plus que le sien propre. D’abord elle aimait Elinor plus qu’elle-même ; puis il lui semblait que c’était une injustice du sort de ne pas tout accorder à une personne qui avait autant de mérite et de perfections.
Le colonel Brandon venait à peu près tous les jours. Madame Jennings se hâta de lui dire la résolution de ses jeunes amies d’aller à Barton de chez les Palmer : que deviendrons-nous, colonel, lui dit-elle, sans ces chères filles qui veulent m’abandonner ? Et quand vous viendrez me voir, (si du moins vous venez encore), et que vous verrez leur place vide et la bonne vieille maman Jennings seule et triste dans un coin du salon, qu’aurons-nous de mieux à faire que de bâiller ensemble et de pleurer leur absence ?
Читать дальше