— Ici, pas de cérémonie.
Fleurissoire eut un fin clin d'oeil. S'il l'entendait à demi-mot! oui, certes et point n'était besoin de le redire; mais en vain cherchait-il quelque phrase qui pût à la fois ne rien dire et tout signifier.
— Parlez! Parlez! soufflait Protos. Faites des calembours: ils comprennent très bien le français.
— Allons! Asseyez-vous, dit Ciro. Mon cher Cave, éventrez-vous cette pastèque et taillez-y des croissants turcs. êtes-vous de ceux, Monsieur de la Fleurissoire, qui préfèrent les prétentieux melons du Nord, les sucrins, les prescots, que sais-je, les cantaloups, à nos ruisselants melons d'Italie?
— Rien ne vaut celui-ci, j'en suis sûr; mais permettez-moi de m'abstenir: j'ai le coeur un peu barbouillé, dit Amédée qui se gonflait de répugnance au souvenir du pharmacien.
— Des figues alors tout au moins! Dorino vient de les cueillir.
— Excusez-moi: pas davantage.
— Mauvais cela! Mauvais! Faites des calembours, lui glissa Protos à l'oreille; puis, à voix haute: Débarbouillons ce petit coeur avec le vin, et préparons-le pour la dinde. Assunta, verse à notre aimable invité.
Amédée dut trinquer et boire plus qu'il n'avait accoutumé. La chaleur et la fatigue aidant, il commença bientôt d'y voir trouble. Il plaisantait avec moins d'effort. Protos le fit chanter; sa voix était grêle, mais on s'extasia; Assunta voulut l'embrasser. Cependant du fond de sa foi délabrée s'élevait une angoisse indéfinissable; il riait pour ne pas pleurer. Il admirait cette aisance de Cave, ce naturel... Qui d'autre que Fleurissoire et que le cardinal eût jamais pu penser qu'il feignait? Bardolotti, du reste, en force de dissimulation, en possession de soi ne le cédait en rien à l'abbé et riait, et applaudissait, et bousculait paillardement Dorino, lorsque Cave, tenant Assunta renversée dans ses bras, s'écrasait le museau contre elle; et, comme Fleurissoire penché vers Cave, le coeur à demi crevé, murmurait: — Comme vous devez souffrir! — Cave dans le dos d'Assunta lui prenait la main et la lui pressait sans rien dire, la face détournée et les regards levés au ciel.
Puis, brusquement dressé, Cave frappa dans ses mains:
— çà! qu'on nous laisse seuls! Non: vous desservirez plus tard. Allez-vous en. Via! Via!
Il s'assura que Dorino ni Assunta ne s'attardaient aux écoutes, et revint avec la mine subitement grave, allongée, tandis que le cardinal, en se passant la main sur le visage, en dépouilla d'un coup la profane et factice gaieté.
— Vous voyez, Monsieur de la Fleurissoire, mon enfant, vous voyez à quoi nous en sommes réduits! Ah! cette comédie! cette honteuse comédie!
— Elle nous fait prendre en horreur, reprit Protos, jusqu'à la joie la plus honnête et jusqu'à la plus pure gaieté.
— Dieu vous saura gré, pauvre cher abbé Cave, reprenait le cardinal en se tournant vers Protos, — Dieu vous récompensera de m'aider à vider cette coupe; — et, par symbole, il achevait d'un coup son verre à demi plein, tandis que sur ses traits le dégoût le plus douloureux se peignait.
— Quoi! s'écriait Fleurissoire penché, se peut-il que même dans cette retraite et sous ce vêtement d'emprunt votre éminence doive...
— Mon fils, appelez-moi Monsieur, simplement.
— Excusez: entre nous...
— Je tremble même seul.
— Ne pouvez-vous choisir vos serviteurs?
— On les choisit pour moi; et ces deux que vous avez vus...
— Ah! si je lui disais, interrompit Protos, où ils vont de ce pas rapporter nos moindres paroles!
— Se peut-il qu'à l'archevêché...
— Chut! pas de ces grands mots! Vous nous feriez pendre. N'oubliez pas que c'est au chapelain Ciro Bardolotti que vous parlez.
— Je suis à leur merci, gémissait Ciro.
Et Protos, se penchant en avant sur la table où croisaient ses coudes, tourné de trois quarts vers Ciro:
— Si pourtant je lui disais qu'on ne vous laisse seul pas une heure de jour ou de nuit!
— Oui, quelque déguisement que je revête, reprenait le faux cardinal, je ne suis jamais sûr de n'avoir pas quelque police secrète à mes trousses.
— Quoi! l'on sait qui vous êtes, ici?
— Vous ne l'entendez point, dit Protos. Entre le cardinal San-Felice et le modeste Bardolotti, vous restez, je le dis devant Dieu, un des seuls qui puissiez vous vanter d'établir quelque ressemblance. Mais, comprendrez-vous ceci : leurs ennemis ne sont pas les mêmes; et tandis que le cardinal, du fond de son archevêché, contre les francs-maçon doit se défendre, le chapelain Bardolotti se voit guetté par...
— Les jésuites! interrompit éperdument le chapelain.
— C'est ce que je ne lui avais pas encore appris, ajoutait Protos.
— Ah! si nous avons les jésuites aussi contre nous, sanglota Fleurissoire. Mais qui l'eût supposé? Les jésuites! En êtes-vous sûr?
— Réfléchissez un peu; cela vous paraîtra tout naturel. Comprenez que cette nouvelle politique du Saint-Siège, toute de conciliation, d'accommodements, est bien faite pour leur plaire, et qu'ils trouvent leur compte dans les dernières encycliques. Et peut-être ils ne savent pas que le pape qui les promulgue n'est pas le _vrai_; mais ils seraient désolés qu'_il_ changeât.
— Si je vous comprends bien, reprit Fleurissoire, les jésuites seraient alliés aux francs-maçons dans cette affaire.
— Où prenez-vous cela?
— Mais ce que monsieur Bardolotti me révèle à présent.
— Ne lui faites pas dire d'absurdité.
— Excusez-moi; j'entends si peu la politique.
— C'est pourquoi ne cherchez pas plus loin que ce qu'on vous en dit: Deux grands partis sont en présence: La Loge et la Compagnie de Jésus; et comme nous, qui sommes du secret, ne pouvons sans nous découvrir réclamer appui de l'un ni de l'autre, nous les avons tous contre nous.
— Hein! qu'est-ce que vous pensez de ça? demanda le cardinal.
Fleurissoire ne pensait plus à rien; il se sentait complètement abasourdi.
— Tous contre soi! reprit Protos, il en va toujours ainsi quand on possède la vérité.
— Ah! que j'étais heureux quand je ne savais rien, gémit Fleurissoire. Hélas! jamais plus, à présent, je ne pourrai ne pas savoir!...
— Il ne vous dit pas tout encore, continua Protos en lui touchant doucement l'épaule. Préparez-vous au plus terrible... puis, se penchant, à voix basse: Malgré toutes les précautions, le secret a suinté; quelques aigrefins en profitent qui, dans les départements pieux, vont quêtant de famille en famille et, toujours au nom de la Croisade, récoltent pour eux l'argent qui devrait nous revenir.
— Mais c'est affreux!
— Ajoutez à cela, dit Bardolotti, qu'ils jettent le discrédit et la suspicion sur nous-mêmes, et nous forcent à redoubler d'astuce et de circonspection.
— Tenez! lisez ceci, dit Protos en tendant à Fleurissoire un numéro de _La Croix_; le journal est d'avant-hier. Ce simple entrefilet en dit long!
_"Nous ne saurions trop mettre en garde,_ lut Fleurissoire, _les âmes dévotes contre les agissements de faux ecclésiastiques, et particulièrement d'un pseudo-chanoine qui se prétend chargé de mission secrète et qui, abusant de la crédulité, arrive à soutirer de l'argent pour une oeuvre qui se baptise: CROISADE POUR LA DELIVRANCE DU PAPE. Le titre seul de cette oeuvre en dénonce l'absurdité."
Fleurissoire sentait le sol mouvoir et céder sous ses pieds.
— A qui se fier, pourtant! Mais si je vous disais à mon tour, Messieurs, que c'est peut-être à cause de ce filou — je veux dire: le faux chanoine — que je suis présentement parmi vous!
L'abbé Cave regarda gravement le cardinal, puis frappant du poing sur la table:
— Eh bien! je m'en doutais, s'écria-t-il.
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