On sort sans autre but que de sortir. VERLAINE.
Une inquiétude de toute la chair, un énervement tel que je suis sorti – pour sortir ; errant de mon travail à la fenêtre, souhaitant des campagnes étendues au loin, des détours de vallée qui tentent, des pelouses qui convient.
Que vais-je devenir, mon Seigneur, si le printemps ainsi m'agite ? Je croyais être délivré... Certes la pureté est belle et sa splendeur me tente – ah ! fit du reste ! Mais si je brûle tout entier et si le rêve me consume...?
N'est-ce donc pas possible ce que vous demandez, Seigneur ? – Aucune tentation ne vous est survenue qui n'ait été humaine, et Dieu qui est fidèle vous enverra en même temps les forces pour la surmonter .
Dimanche.
La campagne est en fleurs.
Placatumque nitet diffuso lumine cœlum ...
Il faut faire une pièce – alexandrins – strophe de 5, rime f. rappelée au dernier vers de 8 syl. seulement :
« Assez d'amour, grand Dieu ! j'en ai l'âme obsédée ! »
Dire, sans éclats de voix, – plain-chant – l'écœurement de se sentir pris aussi dans cette aveugle poussée des sèves nouvelles ; puis le désir – mais sans déclamation – de se réfugier dans la pensée pure, la vie noble des spéculations abstraites,
§ J'ai repris ma grammaire grecque et mon algèbre ; – contre ces ardeurs importunes, les mathématiques sont un souverain remède. Il faut s'absorber tout entier dans l'étude pour que les appels du dehors ne puissent vous distraire.
« Sei ruhig Pudel ! renne nicht hin und wieder ! »
Mardi.
Le nombre a son vertige. C'est l'absolu qu'on entrevoit, l'on y touche ; la volonté s'excite et se talonne à la poursuite du problème ; elle sait que le repos est après, le tranquille apaisement dans l'immuable. Mais, sitôt qu'elle va le saisir, elle s'effraie de son silence, et toujours irrassasiée s'élance à de nouvelles poursuites. La contemplation du résultat en lui-même est étourdissante : c'est là qu'est le vertige, et dans cette curiosité inquiète que la trouvaille excite au lieu d'assouvir.
Il est dans l'équation bien ordonnée une eurythmie tout esthétique qui me séduit pour elle-même.
J'ai repris l' Ethique : je recopie le quatrième livre en négligeant les scholies pour mieux saisir dans son ensemble et posséder la suite des propositions.
18 juillet.
Spinoza. – Ma raison s'étourdit dans la sérénité de ton génie. O merveilleuse architecture où tu t'es enfermé ! Tu voyais le monde au travers de ton œuvre et t'absorbais dans la contemplation sans fin de ta pensée projetée.
Tous, ainsi, nous vivons dans notre rêve des choses ; une atmosphère émanée de nous enveloppe notre âme et colore inconsciemment notre vision des choses. Et, comme elle est impénétrable, elle nous entoure de solitude. – Et, comme elle est diversement colorée, chaque vision des choses est individuelle ; – l'on ne voit jamais que son monde et l'on est seul à le voir ; c'est une fantasmagorie, un mirage, et le prisme est en nous, qui fait la lumière diaprée.
De ces visions particulières aucune ne peut être dite vraie absolument ; l'intransigeance est une folle arrogance. – Mais, s'il n'en est pas de fausses, il en est de préférables, et non point en elles-mêmes, mais pour les émois qu'elles suggèrent : on reconnaît l'arbre à ses fruits .
Le repos divin de Spinoza n'est accessible qu'aux âmes d'élite ; ce que j'admire en lui n'est point tant la raison elle-même : c'est la puissance, c'est le nombre, la volonté surtout, puis le rythme dans l'ordonnance ; je l'admire comme l' Iliade et sans souci que ce soit vérité.
Mais, pour moi, il me fallait plus d'âme, des choses vibrantes, moins expliquées, où le cœur aime, où l'âme frissonne, où l'esprit s'inquiète... Puis l'action, la lutte, quelque chose de fou, où l'imagination tue le doute, où l'esprit mate la chair, – quelque chose de musical et d'où la poésie profuse.
Quand j'aurai lu Schopenhauer, je prendrai l'Origine des espèces. J'ai fini les Mémoires de Berlioz et le second volume de l' Histoire de France de Michelet.
Ah ! que je l'aurais aimé, cet homme.
L'admirable cri de douleur : Pour moi ma passion a commencé du jour où mon âme tomba dans ce corps misérable que j'achève d'user en écrivant ceci ...
Que d'ivresses ! – je vis dans une surexcitation perpétuelle. Dehors tout est fleuri ; l'été ruisselle de lumières.
Samedi.
L'ennui d'écrire, car écrire quoi ? Pourquoi plutôt une que l'autre de toutes ces émotions qui réclament leur forme ; et pourtant le besoin d'écrire, car enfin ma tête en éclate de la pression des émotions accumulées.
.....
, .. Ce qui m'empêche d'écrire, fût-ce des notes très hâtives, c'est la complexité inextricable des émotions plus encore que leur multiplicité ; – car si j'avais des choses fixes à dire, je saurais bien les formuler, mais les moindres perceptions du dehors ébranlent en moi des systèmes compliqués à l'infini de vibrations qui se répondent au physique comme dans l'âme, – qui réveillent des conceptions dormantes, latentes, et dont l'écho longtemps résonne au travers des émotions nouvelles.
... Souvent me prend le désir d'une atmosphère ambiante toute de noir et de silence, de calme muet ; une lampe auprès de moi qui ne ferait pas d'ombres sur les murs ; – le temps, le temps sans sablier ni pendule, le temps, indéfini, pour contempler et transcrire...
.....
Minuit.
Que le souffle des nuits est doux : une caresse
Est éparse dans l'air ; un murmure d'amour. –
... Ils sont allés sous les ombrages, deux à deux, les adolescents pâles – et l'air, avec les senteurs du feuillage, apporte aussi jusqu'à moi des échos de baisers et de rires, quelque chose de leurs caresses.
Je ne sortirai pas, je m'enfermerai dans ma chambre ; je lirai, je prierai, jusqu'à ce que le sommeil vienne.
Éternel ! je cherche en toi mon refuge ; que jamais je ne sois confondu ! Mais toi, ô Éternel ! jusques à quand ? jusques à quand me laisseras-tu ? jusques à quand lutterai-je sans te sentir auprès de moi pour que je vainque ?... et après ?... comment finiront-elles, les luttes ?...
Dimanche soir.
J'ai dans tout le corps et dans l'âme une inquiétude infinie. Je rêve ; – les caresses éparses alentour m'enfièvrent : je pleure, je ne sais pas pourquoi. Ces parfums me grisent comme un vin tiède ; – j'ai sommeil ; mon âme s'alanguit d'un désir de tendresses. – O ma tête sur ton épaule ; et ta main fraîche : –
« O leave your hand where it lies, cool Upon the eyes whose lids are hot... »
Autrefois !...
Je suis seul :
Je me souviens des jours passés, des jours anciens, et je pleure. Le souffle des souvenirs me berce, et la pensée
me prend comme une mer. –
§ Oh ! l'émotion, quand on est tout près du bonheur, qu'on n'a plus qu'à toucher – et qu'on passe.
Que l'âme reste désireuse, toujours ; qu'elle souhaite. C'est dans l'attente qu'est la vie ; dans l'assouvissement elle retombe : – Que les vierges sages restent attentives. La tristesse des regrets est si douce, surtout quand on n'a pas possédé ; elle est évocatrice, appelle au souvenir ; on y revient sans cesse et l'on désire encore après que c'est évanoui.
Les soirs d'été, les nuits de fête, sous les marronniers comme à l'ombre des antiques térébinthes, dans les chants, les rumeurs d'ivresse – les courtisanes ont appelé, les courtisanes errantes ; de loin j'entendais leur sourire... mais nous avons fui les amours faciles.
Alors : la lampe et la porte fermée, l'étude solitaire.
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