Hors d’ici tout à l’heure, et qu’on ne réplique pas ! Allons, que l’on détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de potence !
LA FLÈCHE, à part.
Je n’ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard ; et je pense, sauf correction, qu’il a le diable au corps.
HARPAGON
Tu murmures entre tes dents ?
LA FLÈCHE
Pourquoi me chassez-vous ?
HARPAGON
C’est bien à toi, pendard, à me demander des raisons ? Sors vite, que je ne t’assomme !
LA FLÈCHE
Q’est-ce que je vous ai fait ?
HARPAGON
Tu m’as fait que je veux que tu sortes.
LA FLÈCHE
Mon maître, votre fils, m’a donné ordre de l’attendre.
HARPAGON
Va-t’en l’attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison, planté tout droit comme un piquet, à observer ce qui se passe, et faire ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un espion de mes affaires, un traître dont les yeux maudits assiègent toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furètent de tous côtés pour voir s’il n’y a rien à voler.
LA FLÈCHE
Comment diantre voulez-vous qu’on fasse pour vous voler ? Êtes-vous un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites sentinelle jour et nuit ?
HARPAGON
Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me plaît. Ne voilà pas de mes mouchards, qui prennent garde à ce qu’on fait ? (Bas, à part.) Je tremble qu’il n’ait soupçonné quelque chose de mon argent. (Haut.) Ne serois-tu point un homme à faire courir le bruit que j’ai chez moi de l’argent caché ?
LA FLÈCHE
Vous avez de l’argent caché ?
HARPAGON
Non, coquin, je ne dis pas cela. (Bas.) J’enrage ! (Haut.) Je demande si, malicieusement, tu n’irois point faire courir le bruit que j’en ai.
LA FLÈCHE
Eh ! que nous importe que vous en ayez, ou que vous n’en ayez pas, si c’est pour nous la même chose ?
HARPAGON, levant la main pour donner un soufflet à la Flèche.
Tu fais le raisonneur ! Je te baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles ! Sors d’ici, encore une fois.
LA FLÈCHE
Eh bien, je sors.
HARPAGON
Attends : ne m’emportes-tu rien ?
LA FLÈCHE
Que vous emporterois-je ?
HARPAGON
Viens, viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains.
LA FLÈCHE
Les voilà.
HARPAGON
Les autres.
LA FLÈCHE
Les autres ?
HARPAGON
Oui.
LA FLÈCHE
Les voilà.
HARPAGON, montrant les hauts-de-chausses de la Flèche.
N’as-tu rien mis ici dedans ?
LA FLÈCHE
Voyez vous-même.
HARPAGON, tâtant le bas des chausses de la Flèche.
Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les recéleurs des choses qu’on dérobe ; et je voudrois qu’on en eût fait pendre quelqu’un.
LA FLÈCHE, à part.
Ah ! qu’un homme comme cela mériteroit bien ce qu’il craint et que j’aurois de joie à le voler !
HARPAGON
Heu ?
LA FLÈCHE
Quoi ?
HARPAGON
Qu’est-ce que tu parles de voler ?
LA FLÈCHE
Je vous dis que vous fouilliez bien partout, pour voir si je vous ai volé.
HARPAGON
C’est ce que je veux faire. (Harpagon fouille dans les poches de la Flèche.)
LA FLÈCHE, à part.
La peste soit de l’avarice et des avaricieux.
HARPAGON
Comment ? que dis-tu ?
LA FLÈCHE
Ce que je dis ?
HARPAGON
Oui ; qu’est-ce que tu dis d’avarice et d’avaricieux ?
LA FLÈCHE
Je dis que la peste soit de l’avarice et des avaricieux.
HARPAGON
De qui veux-tu parler ?
LA FLÈCHE
Des avaricieux.
HARPAGON
Et qui sont-ils, ces avaricieux ?
LA FLÈCHE
Des vilains et des ladres.
HARPAGON
Mais qui est-ce que tu entends par là ?
LA FLÈCHE
De quoi vous mettez-vous en peine ?
HARPAGON
Je me mets en peine de ce qu’il faut.
LA FLÈCHE
Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous ?
HARPAGON
Je crois ce que je crois ; mais je veux que tu me dises à qui tu parles quand tu dis cela.
LA FLÈCHE
Je parle... je parle à mon bonnet.
HARPAGON
Et moi, je pourrois bien parler à ta barrette 1.
1
La barrette était une espèce de bonnet à l’usage des laquais et des paysans de quelques provinces. Il ne se dit plus que du bonnet carré rouge des cardinaux.
LA FLÈCHE
M’empêcherez-vous de maudire les avaricieux ?
HARPAGON
Non ; mais je t’empêcherai de jaser et d’être insolent. Tais-toi !
LA FLÈCHE
Je ne nomme personne.
HARPAGON
Je te rosserai si tu parles.
LA FLÈCHE
Qui se sent morveux, qu’il se mouche.
HARPAGON
Te tairas-tu ?
LA FLÈCHE
Oui, malgré moi.
HARPAGON
Ah ! ah !
LA FLÈCHE, montrant â Harpagon une poche de son justaucorps.
Tenez, voilà encore une poche : êtes-vous satisfait ?
HARPAGON
Allons, rends-le-moi sans te fouiller.
LA FLÈCHE
Quoi ?
HARPAGON
Ce que tu m’as pris.
LA FLÈCHE
Je ne vous ai rien pris du tout.
HARPAGON
Assurément ?
LA FLÈCHE
Assurément.
HARPAGON
Adieu. Va-t’en à tous les diables !
LA FLÈCHE, à part.
Me voilà fort bien congédié.
HARPAGON
Je te le mets sur ta conscience, au moins.
SCÈNE IV. — HARPAGON, seul.
Voilà un pendard de valet qui m’incommode fort ; et je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là. Certes, ce n’est pas une petite peine que de garder chez soi une grande somme d’argent ; et bien heureux qui a tout son fait bien placé, et ne conserve seulement que ce qu’il faut pour sa dépense ! On n’est pas peu embarrassé à inventer, dans toute une maison, une cache fidèle ; car, pour moi, les coffres-forts me sont suspects, et je ne veux jamais m’y fier. Je les tiens justement une franche amorce à voleurs ; et c’est toujours la première chose que l’on va attaquer.
SCÈNE V. — HARPAGON, ÉLISE et CLÉANTE, parlant ensemble, et restant dans le fond du théâtre.
HARPAGON, se croyant seul.
Cependant je ne sais si j’aurai bien fait d’avoir enterré dans mon jardin dix mille écus qu’on me rendit hier. Dix mille éçus en or chez soi est une somme assez... (A part, apercevant Élise et Clêante.) O ciel ! je me serai trahi moi-même ! la chaleur m’aura emporté, et je crois que j’ai parlé haut en raisonnant tout seul. (A Clêante et à Élise.) Qu’est-ce ?
CLÉANTE
Rien, mon père.
HARPAGON
Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?
ÉLISE
Nous ne venons que d’arriver.
HARPAGON
Vous avez entendu...
CLÉANTE
Quoi, mon père ?
HARPAGON
Là...
ÉLISE
Quoi ?
HARPAGON
Ce que je viens de dire ?
CLÉANTE
Non.
HARPAGON
Si fait, si fait.
ÉLISE
Pardonnez-moi.
HARPAGON
Je vois bien que vous en avez ouï quelques mots. C’est que je m’entretenois en moi-même de la peine qu’il y a aujourd’hui à trouver de l’argent, et je disois qu’il est bien heureux qui peut avoir dix mille écus chez soi.
CLÉANTE
Nous feignions 1à vous aborder, de peur de vous interrompre.
1
Feindre dans le sens d’ hésiter .
HARPAGON
Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n’alliez pas prendre les choses de travers, et vous imaginer que je dise que c’est moi qui ai dix mille écus.
CLÉANTE
Nous n’entrons point dans vos affaires.
HARPAGON
Plût à Dieu que je les eusse, dix mille écus !
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