À me rappeler enfin, moi-même, du lointain,
À me séduire moi-même — vers moi-même.
34.
SENECA ET HOC GENUS OMNE
Ils écrivent et écrivent toujours leur insupportable
Et sage larifari Comme s’il s’agissait de primum scribere , Deinde philosophari .
35.
GLACE
Oui parfois je fais de la glace :
Elle est utile pour digérer !
Si tu avais beaucoup à digérer,
Ah ! comme tu aimerais ma glace !
36.
ÉCRIT POUR LA JEUNESSE
L’ alpha et l’ omega de ma sagesse M’est apparu : qu’ai-je entendu ?… Maintenant cela résonne tout autrement, Je n’entends plus que Ah ! et Oh ! Vieilles scies de ma jeunesse.
37.
ATTENTION !
Il ne fait pas bon voyager maintenant dans cette contrée ;
Et si tu as de l’esprit sois doublement sur tes gardes !
On t’attire et on t’aime, jusqu’à ce que l’on te déchire.
Esprits exaltés — : ils manquent toujours d’esprit !
38.
L’HOMME PIEUX PARLE
Dieu nous aime parce qu’il nous a créés ! — « L’homme a créé Dieu ! » — C’est votre réponse subtile. Et il n’aimerait pas ce qu’il a créé ? Parce qu ’il l’a créé il devrait le nier ? Ça boite, ça porte le sabot du diable.
39.
EN ÉTÉ
Nous devrons manger notre pain
À la sueur de notre front ?
Il vaut mieux ne rien manger lorsqu’on est en sueur,
D’après le sage conseil des médecins.
Sous la canicule, que nous manque-t-il ?
Que veut ce signe enflammé ?
À la sueur de notre front
Nous devons boire notre vin.
40.
SANS ENVIE
Son regard est sans envie et vous l’honorez pour cela ?
Il se soucie peu de vos honneurs ;
Il a l’œil de l’aigle pour le lointain,
Il ne vous voit pas ! — il ne voit que des étoiles !
41.
HÉRACLITISME
Tout bonheur sur la terre,
Amis, est dans la lutte !
Oui, pour devenir amis
Il faut la fumée de la poudre !
Trois fois les amis sont unis :
Frères devant la misère,
Égaux devant l’ennemi,
Libres — devant la mort !
42.
PRINCIPE DES TROP SUBTILS
Plutôt marcher sur la pointe des pieds
Qu’à quatre pattes !
Plutôt passer à travers le trou de la serrure,
Que par les portes ouvertes !
43.
CONSEIL
Tu aspires à la gloire ?
Écoute donc un conseil :
Renonce à temps, librement,
À l’honneur !
44.
À FOND
Un chercheur, moi ! — Garde-toi de ce mot ! —
Je suis lourd seulement — de tant de livres ! Je ne fais que tomber sans cesse Pour tomber, enfin, jusqu’au fond !
45.
POUR TOUJOURS
« Je viens aujourd’hui parce que cela me plaît » —
Ainsi pense chacun qui vient pour toujours.
Que lui importe ce que dit le monde :
« Tu viens trop tôt ! Tu viens trop tard ! »
46.
JUGEMENTS DES HOMMES FATIGUÉS
Tous les épuisés maudissent le soleil :
Pour eux la valeur des arbres — c’est l’ombre !
47.
DESCENTE
« Il baisse, il tombe » — vous écriez-vous moqueurs ;
La vérité c’est qu’il descend vers vous !
Son trop grand bonheur a été son malheur,
Sa trop grande lumière suit votre obscurité.
48.
CONTRE LES LOIS
À partir d’aujourd’hui je suspens
À mon cou la montre qui marque les heures :
À partir d’aujourd’hui cessent le cours des étoiles.
Du soleil, le chant du coq, les ombres ;
Et tout ce que le temps a jamais proclamé,
Est maintenant muet, sourd et aveugle : —
Pour moi toute nature se tait,
Au tic tac de la loi et de l’heure.
49.
LE SAGE PARLE
Étranger au peuple et pourtant utile au peuple,
Je suis mon chemin, tantôt soleil, tantôt nuage —
Et toujours au-dessus de ce peuple !
50.
AVOIR PERDU LA TÊTE
Elle a de l’esprit maintenant — comment s’y est-elle prise ?
— Par elle un homme vient de perdre la raison,
Son esprit était riche avant ce mauvais passe-temps :
Il s’en est allé au diable — non ! chez la femme !
51.
PIEUX SOUHAIT
« Que toutes les clefs
Aillent donc vite se perdre,
Et que dans toutes les serrures
Tourne un passe-partout ! »
Ainsi pense, à tout instant,
Celui qui est lui-même — un passe-partout.
52.
ÉCRIRE AVEC LE PIED
Je n’écris pas qu’avec la main,
Le pied veut sans cesse écrire aussi.
Solide, libre et brave, il veut en être,
Tantôt à travers champs, tantôt sur le papier.
53.
« HUMAIN, TROP HUMAIN », UN LIVRE
Mélancolique, timide, tant que tu regardes en arrière,
Confiant en l’avenir, partout où tu as confiance en toi-même :
Oiseau, dois-je te compter parmi les aigles ?
Es-tu le favori de Minerve, hibou ?
54.
À MON LECTEUR
Bonne mâchoire et bon estomac —
C’est ce que je te souhaite !
Et quand tu auras digéré mon livre,
Tu t’entendras certes avec moi !
55.
LE PEINTRE RÉALISTE
« Fidèle à la nature et complet ! » — Comment s’y prend-il :
Depuis quand la nature se soumet -elle à un tableau ? Infinie est la plus petite parcelle du monde ! — Finalement il en peint ce qui lui plaît . Et qu’est-ce qui lui plait ? Ce qu’il sait peindre !
56.
VANITÉ DE POÈTE
Donnez-moi de la colle, et je trouverai
Moi-même le bois à coller !
Mettre un sens dans quatre rimes insensées —
Ce n’est pas là petite fierté !
57.
LE GOÛT QUI CHOISIT
Si l’on me laissait choisir librement
Je choisirais volontiers une petite place,
Pour moi, au milieu du paradis :
Et plus volontiers encore — devant sa porte !
58.
LE NEZ CROCHU
Le nez s’avance insolent
Dans le monde. La narine se gonfle —
C’est pourquoi, rhinocéros sans corne,
Hautain bonhomme, tu tombes toujours en avant !
Et réunies toujours, on rencontre ces deux choses :
La fierté droite et le nez crochu.
59.
LA PLUME GRIBOUILLE
La plume gribouille : quel enfer !
Suis-je condamné à gribouiller ?
Mais bravement je saisis l’encrier,
Et j’écris à grands flots d’encre.
Quelles belles coulées larges et pleines !
Comme tout ce que je fais me réussit !
L’écriture, il est vrai, manque de clarté —
Qu’importe ! Qui donc lit ce que j’écris ?
60.
HOMMES SUPÉRIEURS
Celui-ci s’élève — il faut le louer !
Mais celui-là vient toujours d’en haut !
Il vit même au-dessus de la louange,
Il est d’en-haut !
61.
LE SCEPTIQUE PARLE
La moitié de ta vie est passée,
L’aiguille tourne, ton âme frissonne !
Longtemps elle a erré déjà,
Elle cherche et n’a pas trouvé — et ici elle hésite ?
La moitié de ta vie est passée :
Elle fut douleur et erreur, d’heure en heure !
Que cherches-tu encore ? Pourquoi ? — — C’est ce que je cherche — la raison de ma recherche !
62.
ECCE HOMO
Oui, je sais bien d’où je viens !
Inassouvi, comme la flamme,
J’arde pour me consumer.
Ce que je tiens devient lumière,
Charbon ce que je délaisse :
Car je suis flamme assurément !
63.
MORALE D’ÉTOILE
Prédestinée à ton orbite,
Que t’importe, étoile, l’obscurité ?
Roule, bienheureuse, à travers ce temps !
La misère te paraît étrangère et lointaine !
Au monde le plus éloigné tu destines ta clarté ;
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