Ruta près Gênes, automne 1886.
PLAISANTERIE, RUSE ET VENGEANCE - PROLOGUE EN VERS
l.
INVITATION
Goûtez donc mes mets, mangeurs !
Demain vous les trouverez meilleurs,
Excellents après-demain !
S’il vous en faut davantage — alors
Sept choses anciennes, pour sept nouvelles,
Vous donneront le courage.
2.
MON BONHEUR
Depuis que je suis fatigué de chercher
J’ai appris à trouver.
Depuis qu’un vent s’est opposé à moi
Je navigue avec tous les vents.
3.
INTRÉPIDITÉ
Où que tu sois, creuse profondément !
À tes pieds se trouve la source !
Laisse crier les obscurantistes :
« En bas est toujours — l’enfer ! »
4.
COLLOQUE
A. Ai-je été malade ? suis-je guéri ?
Et qui donc fut mon médecin ?
Comment ai-je pu oublier tout cela !
B. Ce n’est que maintenant que je te crois guéri.
Car celui qui a oublié se porte bien.
5.
AUX VERTUEUX
Nos vertus, elles aussi, doivent s’élever d’un pied léger :
Pareilles aux vers d’Homère, il faut qu’elles viennent et partent .
6.
SAGESSE DU MONDE
Ne reste pas sur terrain plat !
Ne monte pas trop haut !
Le monde est le plus beau,
Vu à mi-hauteur.
7.
VADEMECUM — VADETECUM
Mon allure et mon langage t’attirent,
Tu viens sur mes pas, tu veux me suivre ?
Suis-toi toi-même fidèlement : —
Et tu me suivras, moi ! — Tout doux ! Tout doux !
8.
LORS DU TROISIÈME CHANGEMENT DE PEAU
Déjà ma peau se craquelle et se gerce,
Déjà mon désir de serpent,
Malgré la terre absorbée,
Convoite de la terre nouvelle ;
Déjà je rampe, parmi les pierres et l’herbe,
Affamé, sur ma piste tortueuse,
Pour manger, ce que j’ai toujours mangé,
La nourriture du serpent, la terre !
9.
MES ROSES
Oui ! mon bonheur — veut rendre heureux !
Tout bonheur veut rendre heureux !
Voulez-vous cueillir mes roses ?
Il faut vous baisser, vous cacher,
Parmi les ronces, les rochers,
Souvent vous lécher les doigts !
Car mon bonheur est moqueur !
Car mon bonheur est perfide ! —
Voulez-vous cueillir mes roses ?
10.
LE DÉDAIGNEUX
Puisque je répands au hasard
Vous me traitez de dédaigneux.
Celui qui boit dans les gobelets trop pleins
Les laisse déborder au hasard —
Ne pensez pas plus mal du vin.
11.
LE PROVERBE PARLE
Sévère et doux, grossier et fin
Familier et étrange, malpropre et pur,
Rendez-vous des fous et des sages :
Je suis, je veux être tout cela,
En même temps colombe, serpent et cochon.
12.
À UN AMI DE LA LUMIÈRE
Si tu ne veux pas que tes yeux et tes sens faiblissent
Cours après le soleil — à l’ombre !
13.
POUR LES DANSEURS
Glace lisse,
Un paradis,
Pour celui qui sait bien danser.
14.
LE BRAVE
Plutôt une inimitié de bon bois,
Qu’une amitié faite de bois recollés !
15.
ROUILLE
Il faut la rouille aussi : l’arme aiguë ne suffit pas !
Autrement on dira toujours de toi : « il est trop jeune » !
16.
VERS LES HAUTEURS
« Comment gravirais-je le mieux la montagne ? »
Monte toujours et n’y pense pas !
17.
SENTENCE DE L’HOMME FORT
Ne demande jamais ! À quoi bon gémir !
Prends, je t’en prie, prends toujours !
18.
ÂMES ÉTROITES
Je hais les âmes étroites :
Il n’y a là rien de bon et presque rien de mauvais.
19.
LE SÉDUCTEUR INVOLONTAIRE
Pour passer le temps, il a lancé en l’air une parole vide,
Et pourtant à cause d’elle une femme est tombée.
20.
À CONSIDÉRER
Une double peine est plus facile à porter
Qu’une seule peine : veux-tu t’y hasarder ?
21.
CONTRE LA VANITÉ
Ne t’enfle pas, autrement
La moindre piqûre te fera crever.
22.
HOMME ET FEMME
« Enlève la femme, celle pour qui bat ton cœur ! » —
Ainsi pense l’homme ; la femme n’enlève pas, elle vole.
23.
INTERPRÉTATION
Si je vois clair en moi je me mets dedans,
Je ne puis pas être mon propre interprète.
Mais celui qui s’élève sur sa propre voie
Porte avec lui mon image à la lumière.
24.
MÉDICAMENT POUR LE PESSIMISTE
Tu te plains de ne rien trouver à ton goût ?
Alors, ce sont toujours tes vieilles lubies ?
Je t’entends jurer, tapager, cracher —
J’en perds patience, mon cœur se brise.
Écoute, mon ami, décide-toi librement,
D’avaler un petit crapaud gras,
Vite, et sans y jeter un regard ! —
C’est souverain contre la dyspepsie !
25.
PRIÈRE
Je connais l’esprit de beaucoup d’hommes
Et ne sais pas qui je suis moi-même !
Mon œil est bien trop près de moi —
Je ne suis pas ce que je contemple.
Je saurais m’être plus utile,
Si je me trouvais plus loin de moi.
Pas aussi loin, certes, que mon ennemi !
L’ami le plus proche est déjà trop loin —
Pourtant au milieu entre celui-ci et moi !
Devinez-vous ce que je demande ?
26.
MA DURETÉ
Il faut que je passe sur cent degrés,
Il faut que je monte, je vous entends appeler :
« Tu es dur ! Sommes-nous donc de pierre ? » —
Il faut que je passe sur cent degrés,
Et personne ne voudrait me servir de degré.
27.
LE VOYAGEUR
« Plus de sentier ! Abîme alentour et silence de mort ! »
Tu l’as voulu ! Pourquoi quittais-tu le sentier ?
Hardi ! c’est le moment ! Le regard froid et clair !
Tu es perdu si tu crois au danger.
28.
CONSOLATION POUR LES DÉBUTANTS
Voyez l’enfant, les cochons grognent autour de lui,
Abandonné à lui-même, les orteils repliés !
Il ne sait que pleurer et pleurer encore —
Apprit-il jamais à se tenir droit et à marcher ?
Soyez sans crainte ! Bientôt, je pense,
Vous pourrez voir danser l’enfant !
Dès qu’il saura se tenir sur ses deux pieds
Vous le verrez se mettre sur la tête.
29.
ÉGOÏSME DES ÉTOILES
Si je ne tournais sans cesse autour de moi-même,
Tel une tonne qu’on roule,
Comment supporterais-je sans prendre feu
De courir après le brûlant soleil ?
30.
LE PROCHAIN
Je n’aime pas que mon prochain soit auprès de moi :
Qu’il s’en aille au loin et dans les hauteurs !
Comment ferait-il autrement pour devenir mon étoile ?
31.
LE SAINT MASQUÉ
Pour que ton bonheur ne nous oppresse pas,
Tu te voiles de l’astuce du diable,
De l’esprit du diable, du costume du diable.
Mais en vain ! De ton regard
S’échappe la sainteté.
32.
L’ASSUJETTI
A. Il s’arrête et écoute : qu’est-ce qui a pu le tromper ?
Qu’a-t-il entendu bourdonner à ses oreilles ?
Qu’est-ce qui a bien pu l’abattre ainsi ?
B. Comme tous ceux qui ont porté des chaînes,
Les bruits de chaînes le poursuivent partout.
33.
LE SOLITAIRE
Je déteste autant de suivre que de conduire.
Obéir ? Non ! Et gouverner jamais !
Celui qui n’est pas terrible pour lui , n’inspire la terreur à personne : Et celui seul qui inspire la terreur peut conduire les autres.
Je déteste déjà de me conduire moi-même !
J’aime, comme les animaux des forêts et des mers,
À me perdre pour un bon moment,
À m’accroupir ; rêveur, dans des déserts charmants,
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