Depuis ce temps, je vais là très-souvent. Les enfants se sont tout à fait familiarisés avec moi. Je leur donne du sucre en prenant mon café ; le soir, nous partageons les tartines et le lait caillé. Tous les dimanches, ils ont leur kreutzer; et si je n’y suis pas à l’heure de l’église, la cabaretière a ordre de faire la distribution.
Ils ne sont pas farouches, et ils me racontent toutes sortes d’histoires : je m’amuse surtout de leurs petites passions et de la naïveté de leur jalousie quand d’autres enfants du village se rassemblent autour de moi.
J’ai eu beaucoup de peine à rassurer la mère, toujours inquiète de l’idée « qu’ils incommoderaient monsieur. »
Ce que je te disais dernièrement de la peinture peut certainement s’appliquer aussi à la poésie. Il ne s’agit que de reconnaître le beau, et d’oser l’exprimer : c’est, à la vérité, demander beaucoup en peu de mots. J’ai été aujourd’hui témoin d’une scène qui, bien rendue, ferait la plus belle idylle du monde. Mais pourquoi ces mots de poésie, de scène et d’idylle ? pourquoi toujours se travailler et se modeler sur des types, quand il ne s’agit que de se laisser aller et de prendre intérêt à un accident de la nature ?
Si, après ce début, tu espères du grand et du magnifique, ton attente sera trompée. Ce n’est qu’un simple paysan qui a produit toute mon émotion. Selon ma coutume, je raconterai mal ; et je pense que, selon la tienne, tu me trouveras outré. C’est encore Wahlheim, et toujours Wahlheim, qui enfante ces merveilles.
Une société s’était réunie sous les tilleuls pour prendre le café ; comme elle ne me plaisait pas, je trouvai un prétexte pour ne point lier conversation.
Un jeune paysan sortit d’une maison voisine, et vint raccommoder quelque chose à la charrue que j’ai dernièrement dessinée. Son air me plut ; je l’accostai ; je lui adressai quelques questions sur sa situation, et en un moment la connaissance fut faite d’une manière assez intime, comme il m’arrive ordinairement avec ces bonnes gens. Il me raconta qu’il était au service d’une veuve qui le traitait avec bonté. Il m’en parla tant, et en fit tellement l’éloge, que je découvris bientôt qu’il s’était dévoué à elle de corps et d’âme. « Elle n’est plus jeune, me dit-il ; elle a été malheureuse avec son premier mari, et ne veut point se remarier. » Tout son récit montrait si vivement combien à ses yeux elle était belle, ravissante, à quel point il souhaitait qu’elle voulût faire choix de lui pour effacer le souvenir des torts du défunt, qu’il faudrait te répéter ses paroles mot pour mot, si je voulais te peindre la pure inclination, l’amour et la fidélité de cet homme. Il faudrait posséder le talent du plus grand poète pour rendre l’expression de ses gestes, l’harmonie de sa voix et le feu de ses regards. Non, aucun langage ne représenterait la tendresse qui animait ses yeux et son maintien ; je ne ferais rien que de gauche et de lourd. Je fus particulièrement touché des craintes qu’il avait que je ne vinsse à concevoir des idées injustes sur ses rapports avec elle, ou à la soupçonner d’une conduite qui ne fût pas irréprochable. Ce n’est que dans le plus profond de mon cœur que je goûte bien le plaisir que j’avais à l’entendre parler des attraits de cette femme qui, sans charmes de jeunesse, le séduisait et l’enchaînait irrésistiblement. De ma vie je n’ai vu désirs plus ardents, accompagnés de tant de pureté ; je puis même le dire, je n’avais jamais imaginé, rêvé cette pureté. Ne me gronde pas si je t’avoue qu’au souvenir de tant d’innocence et d’amour vrai, je me sens consumer, que l’image de cette tendresse me poursuit partout, et que, comme embrasé des mêmes feux, je languis, je me meurs. Je vais chercher à voir au plus tôt cette femme. Mais non, en y pensant bien, je ferai mieux de l’éviter. Il vaut mieux ne la voir que par les yeux de son amant ; peut-être aux miens ne paraîtrait-elle pas telle qu’elle est à présent devant moi ; et pourquoi me gâter une si belle image ?
Pourquoi je ne t’écris pas ? tu peux me demander cela, toi qui es si savant ! Tu devais deviner que je me trouve bien, et même… Bref, j’ai fait une connaissance qui touche de plus près à mon cœur. J’ai… je n’en sais rien.
Te raconter par ordre comment il s’est fait que je suis venu à connaître une des plus aimables créatures, cela serait difficile. Je suis content et heureux, par conséquent mauvais historien.
Un ange ! Fi ! chacun en dit autant de la sienne, n’est-ce pas ? Et pourtant je ne suis pas en état de l’expliquer combien elle est parfaite, pourquoi elle est parfaite. Il suffît, elle asservit tout mon être.
Tant d’ingénuité avec tant d’esprit ! tant de bonté avec tant de force de caractère ! et le repos de l’âme au milieu de la vie la plus active !
Tout ce que je dis là d’elle n’est que du verbiage, de pitoyables abstractions qui ne rendent pas un seul de ses traits. Une autre fois… non, pas une autre fois ; je vais te le raconter tout de suite. Si je ne le fais pas à l’instant, cela ne se fera jamais : car, entre nous, depuis que j’ai commencé ma lettre, j’ai déjà été tenté trois fois de jeter ma plume et de faire seller mon cheval pour sortir. Cependant je m’étais promis ce matin que je ne sortirais point. À tout moment je vais voir à la fenêtre si le soleil est encore bien haut…
Je n’ai pu résister, il a fallu aller chez elle. Me voilà de retour. Mon ami, je ne me coucherai pas sans t’écrire. Je vais t’écrire tout en mangeant ma beurrée. Quelles délices pour mon âme que de la contempler au milieu du cercle de ses frères et sœurs, ces huit enfants si vifs, si aimables !
Si je continue sur ce ton, tu ne seras guère plus instruit à la fin qu’au commencement. Écoute donc ; je vais essayer d’entrer dans les détails.
Je te mandai l’autre jour que j’avais fait la connaissance du bailli S…, et qu’il m’avait prié de l’aller voir bientôt dans son ermitage, ou plutôt dans son petit royaume. Je négligeai son invitation, et je n’aurais peut-être jamais été le visiter, si le hasard ne m’eût découvert le trésor enfoui dans cette tranquille retraite.
Nos jeunes gens avaient arrangé un bal à la campagne, je consentis à être de la partie. J’offris la main à une jeune personne de cette ville, douce, jolie, mais du reste assez insignifiante. Il fut réglé que je conduirais ma danseuse et sa cousine en voiture au lieu de la réunion, et que nous prendrions en chemin Charlotte S… « Vous allez voir une bien jolie personne, » me dit ma compagne quand nous traversions la longue forêt éclaircie qui conduit au pavillon de chasse. « Prenez garde de devenir amoureux ! ajouta la cousine. — Pourquoi donc ? — Elle est déjà promise à un galant homme que la mort de son père a obligé de s’absenter pour ses affaires, et qui est allé solliciter un emploi important. » J’appris ces détails avec assez d’indifférence.
Le soleil allait bientôt se cacher derrière les collines, quand notre voiture s’arrêta devant la porte de la cour. L’air était lourd ; les dames témoignèrent leur crainte d’un orage que semblaient annoncer les nuages grisâtres et sombres amoncelés sur nos tètes. Je dissipai leur inquiétude en affectant une grande connaissance du temps, quoique je commençasse moi-même à me douter que la fête serait troublée.
J’avais mis pied à terre : une servante qui parut à la porte nous pria d’attendre un instant mademoiselle Charlotte, qui allait descendre. Je traversai la cour pour m’approcher de cette jolie maison ; je montai l’escalier, et en entrant dans la première chambre j’eus le plus ravissant spectacle que j’aie vu de ma vie. Six enfants, de deux ans jusqu’à onze, se pressaient autour d’une jeune fille d’une taille moyenne, mais bien prise. Elle avait une simple robe blanche, avec des nœuds couleur de rose pâle aux bras et au sein. Elle tenait un pain bis, dont elle distribuait des morceaux à chacun, en proportion de son âge et de son appétit. Elle donnait avec tant de douceur, et chacun disait merci avec tant de naïveté ! Toutes les petites mains étaient en l’air avant que le morceau fut coupé. À mesure qu’ils recevaient leur souper, les uns s’en allaient en sautant ; les autres, plus posés, se rendaient à la porte de la cour pour voir les belles dames et la voiture qui devait emmener leur chère Charlotte. « Je vous demande pardon, me dit-elle, de vous avoir donné la peine de monter, et je suis fâchée de faire attendre ces dames. Ma toilette et les petits soins du ménage pour le temps de mon absence m’ont fait oublier de donner à goûter aux enfants, et ils ne veulent pas que d’autres que moi leur coupent du pain. » Je lui fis un compliment insignifiant, et mon âme tout entière s’attachait à sa figure, à sa voix, à son maintien. J’eus à peine le temps de me remettre de ma surprise pendant qu’elle courut dans une chambre voisine prendre ses gants et son éventail. Les enfants me regardaient à quelque distance et de côté. J’avançai vers le plus jeune, qui avait une physionomie très-heureuse : il reculait effarouché, quand Charlotte entra, et lui dit : « Louis, donne la main à ton cousin. » Il me la donna d’un air rassuré ; et, malgré son petit nez morveux, je ne pus m’empêcher de l’embrasser de bien bon cœur. » Cousin ! dis-je ensuite en présentant la main à Charlotte, croyez-vous que je sois digne du bonheur de vous être allié ? — Oh ! reprit-elle avec un sourire malin, notre parenté est si étendue, j’ai tant de cousins, et je serais bien fâchée que vous fussiez le moins bon de la famille ! » En partant, elle chargea Sophie, l’ainée après elle et âgée de onze ans, d’avoir l’œil sur les enfants, et d’embrasser le papa quand il reviendrait de sa promenade. Elle dit aux petits : « Vous obéirez à votre sœur Sophie comme à moi-même. » Quelques-uns le promirent ; mais une petite blondine de six ans dit d’un air capable : « Ce ne sera cependant pas toi, Charlotte! et nous aimons bien mieux que ce soit toi. » Les deux aînés des garçons étaient grimpés derrière la voiture : à ma prière, elle leur permit d’y rester jusqu’à l’entrée du bois, pourvu qu’ils promissent de ne pas se faire de niches et de se bien tenir.
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