J'arrivai à la capitale où le roi mon père faisait sa résidence, et, contre l'ordinaire, je trouvai à la porte de son palais une grosse garde, dont je fus environné en entrant. J'en demandai la raison, et l'officier, prenant la parole, me répondit: Prince, l'armée a reconnu le grand vizir à la place du roi votre père, qui n'est plus, et je vous arrête prisonnier de la part du nouveau roi. A ces mots, les gardes se saisirent de moi et me conduisirent devant le tyran. Jugez, madame, de ma surprise et de ma douleur.
Ce rebelle vizir avait conçu pour moi une forte haine qu'il nourrissait depuis longtemps. En voici le sujet: Dans ma plus tendre jeunesse, j'aimais à tirer de l'arbalète; j'en tenais une, un jour, au haut du palais sur la terrasse, et je me divertissais à en tirer. Il se présenta un oiseau devant moi, je mirai à lui, mais je le manquai, et la flèche, par hasard, alla tomber droit contre l'œil du vizir qui prenait l'air sur la terrasse de sa maison, et le creva. Lorsque j'appris ce malheur, j'en fis faire des excuses au vizir et je lui en fis moi-même; mais il ne laissa pas d'en conserver un vif ressentiment, dont il me donnait des marques quand l'occasion s'en présentait. Il le fit éclater d'une manière barbare, quand il me vit en son pouvoir. Il vint à moi comme un furieux d'abord qu'il m'aperçut, et enfonçant ses doigts dans mon œil droit, il l'arracha lui-même. Voilà par quelle aventure je suis borgne.
Mais l'usurpateur ne borna pas là sa cruauté. Il me fit enfermer dans une caisse, et ordonna au bourreau de me porter en cet état fort loin du palais, et de m'abandonner aux oiseaux de proie, après m'avoir coupé la tête. Le bourreau, accompagné d'un autre homme, monta à cheval, chargé de la caisse, et s'arrêta dans la campagne pour exécuter son ordre. Mais je fis si bien par mes prières et par mes larmes, que j'excitai sa compassion. Allez, me dit-il, sortez promptement du royaume, et gardez-vous bien d'y revenir; car vous y rencontreriez votre perte, et vous seriez cause de la mienne. Je le remerciai de la grâce qu'il me faisait, et je ne fus pas plutôt seul, que je me consolai d'avoir perdu mon œil, en songeant que j'avais évité un plus grand malheur.
Dans l'état où j'étais, je ne faisais pas beaucoup de chemin. Je me retirais en des lieux écartés pendant le jour et je marchais la nuit, autant que mes forces me le pouvaient permettre. J'arrivai enfin dans les États du roi mon oncle, et je me rendis à sa capitale.
Je lui fis un long détail de la cause tragique de mon retour et du triste état où il me voyait. Hélas! s'écria-t-il, n'était-ce pas assez d'avoir perdu mon fils? fallait-il que j'apprisse encore la mort d'un frère qui m'était cher, et que je vous visse dans le déplorable état où vous êtes réduit! Il me marqua l'inquiétude où il était de n'avoir reçu aucune nouvelle du prince son fils, quelques perquisitions qu'il en eût fait faire, et quelque diligence qu'il y eût apportée. Ce malheureux père pleurait à chaudes larmes en me parlant, et il me parut tellement affligé, que je ne pus résister à sa douleur. Quelque serment que j'eusse fait au prince mon cousin, il me fut impossible de le garder. Je racontai au roi son père tout ce que je savais.
Le roi m'écouta avec quelque sorte de consolation, et quand j'eus achevé: Mon neveu, me dit-il, le récit que vous venez de me faire me donne quelque espérance. J'ai su que mon fils faisait bâtir ce tombeau, et je sais à peu près en quel endroit: avec l'idée qui vous en est restée, je me flatte que nous le trouverons. Mais puisqu'il l'a fait faire secrètement, et qu'il a exigé de vous le secret, je suis d'avis que nous l'allions chercher tous deux seuls, pour éviter l'éclat. Il avait une autre raison, qu'il ne me disait pas, d'en vouloir dérober la connaissance à tout le monde. C'était une raison très-importante, comme la suite de mon discours le fera connaître.
Nous nous déguisâmes l'un et l'autre, et nous sortîmes par une porte du jardin qui ouvrait sur la campagne. Nous fûmes assez heureux pour trouver bientôt ce que nous cherchions. Je reconnus le tombeau, et j'en eus d'autant plus de joie, que je l'avais en vain cherché longtemps. Nous y entrâmes et nous trouvâmes la trappe de fer abattue sur l'entrée de l'escalier. Nous eûmes de la peine à la lever, parce que le prince l'avait scellée en dedans avec le plâtre et l'eau dont j'ai parlé; mais enfin nous la levâmes.
Le roi mon oncle descendit le premier. Je le suivis et nous descendîmes environ cinquante degrés. Quand nous fûmes au bas de l'escalier, nous nous trouvâmes dans une espèce d'antichambre, remplie d'une fumée épaisse et de mauvaise odeur, dont la lumière que rendait un très-beau lustre était obscurcie.
De cette antichambre, nous passâmes dans une chambre fort grande, soutenue de grosses colonnes et éclairée de plusieurs autres lustres. Il y avait une citerne au milieu, et l'on voyait plusieurs sortes de provisions de bouche rangées d'un côté. Nous fûmes assez surpris de n'y voir personne. Il y avait en face un sofa assez élevé où l'on montait par quelques degrés, et au-dessus duquel paraissait un lit fort large, dont les rideaux étaient fermés. Le roi monta et les ayant ouverts, il aperçut le prince son fils et la dame brûlés et changés en charbon, comme si on les eût jetés dans un grand feu, et qu'on les eût retirés avant que d'être consumés.
Ce qui me surprit plus que toute autre chose, c'est qu'à ce spectacle qui faisait horreur, le roi mon oncle, au lieu de témoigner de l'affliction en voyant le prince son fils dans un état si affreux, lui cracha au visage, en lui disant d'un air indigné: Voilà quel est le châtiment de ce monde; mais celui de l'autre durera éternellement. Il ne se contenta pas d'avoir prononcé ces paroles, il se déchaussa, et donna sur la joue de son fils un grand coup de sa pantoufle.
Comme cette histoire du premier Calender n'était pas encore finie, et qu'elle paraissait étrange au sultan, il se leva, dans la résolution d'en entendre le reste la nuit suivante.
Le premier Calender, reprit la sultane, continua de raconter son histoire à Zobéide.
Je ne puis vous exprimer, madame, poursuivit-il, quel fut mon étonnement lorsque je vis le roi mon oncle maltraiter ainsi le prince son fils après sa mort. Sire, lui dis-je, quelque douleur qu'un objet si funeste soit capable de me causer, je ne laisse pas de la suspendre pour demander à Votre Majesté quel crime peut avoir commis le prince mon cousin, pour mériter que vous traitiez ainsi son cadavre. Mon neveu, me répondit le roi, je vous dirai que mon fils, indigne de porter ce nom, forma le projet de me détrôner; il a entraîné dans ce complot sa jeune sœur, et c'est dans ce lieu qu'ils tramaient leurs abominables desseins. Mais Dieu n'a pas voulu souffrir cette abomination, et les a justement châtiés l'un et l'autre. Il fondit en pleurs en achevant ces paroles, et je mêlai mes larmes avec les siennes.
Quelque temps après, il jeta les yeux sur moi. Mais, mon cher neveu, reprit-il en m'embrassant, si je perds un indigne fils, je retrouve heureusement en vous de quoi mieux remplir la place qu'il occupait. Les réflexions qu'il fit encore sur la triste fin du prince et de la princesse sa fille nous arrachèrent de nouvelles larmes.
Il n'y avait pas longtemps que nous étions de retour au palais, sans que personne se fût aperçu de notre absence, lorsque nous entendîmes un bruit confus de trompettes, de timbales, de tambours et d'autres instruments de guerre. Une poussière épaisse, dont l'air était obscurci, nous apprit bientôt ce que c'était et nous annonça l'arrivée d'une armée formidable. C'était le même vizir qui avait détrôné mon père et usurpé ses États, qui venait pour s'emparer aussi de ceux du roi mon oncle, avec des troupes innombrables.
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