Les trois Calenders firent en entrant une profonde révérence aux dames qui s'étaient levées pour les recevoir, et qui leur dirent obligeamment qu'ils étaient les bienvenus, qu'elles étaient bien aises de trouver l'occasion de les obliger, et de contribuer à les remettre de la fatigue de leur voyage, et enfin elles les invitèrent à s'asseoir auprès d'elles. La magnificence du lieu et l'honnêteté des dames firent concevoir aux Calenders une haute idée de ces belles hôtesses; mais, avant que de prendre place, ayant par hasard jeté les yeux sur le porteur, et le voyant habillé à peu près comme d'autres Calenders avec lesquels ils étaient en différend sur plusieurs points de discipline, et qui ne se rasaient pas la barbe et les sourcils, un d'entre eux prit la parole: Voilà dit-il, apparemment un de nos frères arabes les révoltés.
Le porteur, à moitié endormi, et la tête échauffée du vin qu'il avait bu, se trouva choqué de ces paroles, et sans se lever de sa place, il répondit aux Calenders, en les regardant fièrement: Asseyez-vous et ne vous mêlez pas de ce que vous n'avez que faire. N'avez-vous pas lu au-dessus de la porte l'inscription qui y est? Ne prétendez pas obliger le monde à vivre à votre mode; vivez à la nôtre.
Bonhomme, reprit le Calender qui avait parlé, ne vous mettez point en colère; nous serions bien fâchés de vous en avoir donné le moindre sujet, et nous sommes au contraire prêts à recevoir vos commandements. La querelle aurait pu avoir des suites; mais les dames s'en mêlèrent, et pacifièrent toutes choses.
Quand les Calenders se furent assis à table, les dames leur servirent à manger; et l'enjouée Safie, particulièrement, prit soin de leur verser à boire...
Une heure avant le jour, Scheherazade continua de cette manière ce qui se passa entre les dames et les Calenders:
Après que les Calenders eurent bu et mangé à discrétion, ils témoignèrent aux dames qu'ils se feraient un grand plaisir de leur donner un concert, si elles avaient des instruments, et qu'elles voulussent leur en faire apporter. Elles acceptèrent l'offre avec joie. La belle Safie se leva pour en aller quérir. Elle revint un moment ensuite, et leur présenta une flûte du pays, une autre à la persane, et un tambour de basque. Chaque Calender reçut de sa main l'instrument qu'il voulut choisir, et ils commencèrent tous trois à jouer un air. Les dames, qui savaient des paroles sur cet air, qui était des plus gais, l'accompagnèrent de leurs voix; mais elles s'interrompaient de temps en temps par de grands éclats de rire, que leur faisaient faire les paroles. Au plus fort de ce divertissement, et lorsque la compagnie était le plus en joie, on frappa à la porte. Safie cessa de chanter, et alla voir ce que c'était.
Mais, Sire, dit en cet endroit Scheherazade au sultan, il est bon que Votre Majesté sache pourquoi l'on frappait si tard à la porte des dames; en voici la raison. Le calife Haroun-al-Raschid avait coutume de marcher très-souvent la nuit incognito, pour savoir par lui-même si tout était tranquille dans la ville, et s'il ne s'y commettait pas de désordres.
Cette nuit-là, le calife était sorti de bonne heure, accompagné de Giafar, son grand vizir, et de Mesrour, chef des eunuques de son palais, tous trois déguisés en marchands. En passant par la rue des trois dames, ce prince, entendant le son des instruments et des voix, et le bruit des éclats de rire, dit au vizir: Allez, frappez à la porte de cette maison où l'on fait tant de bruit; je veux y entrer et en apprendre la cause. Le vizir eut beau lui représenter qu'il ne devait pas s'exposer à recevoir quelque insulte; qu'il n'était pas encore heure indue, et qu'il ne fallait pas troubler le divertissement de ceux qu'ils entendaient rire. Il n'importe, reprit le calife: frappez, je vous l'ordonne.
C'était donc le grand vizir Giafar qui avait frappé à la porte des dames, par ordre du calife, qui ne voulait pas être connu. Safie ouvrit; et le vizir, remarquant, à la clarté d'une bougie qu'elle tenait, que c'était une dame d'une grande beauté, joua parfaitement bien son personnage. Il lui fit une profonde révérence, et lui dit d'un air respectueux: Madame, nous sommes trois marchands de Moussoul, arrivés depuis environ dix jours, avec de riches marchandises que nous avons en magasin dans un khan où nous avons pris logement. Nous avons été aujourd'hui chez un marchand de cette ville qui nous avait invités à l'aller voir. Il nous a régalés d'une collation; et comme le vin nous avait mis de belle humeur, il a fait venir une troupe de danseuses. Il était déjà nuit; et dans le temps que l'on jouait des instruments, que les danseuses dansaient, et que la compagnie faisait grand bruit, le guet a passé et s'est fait ouvrir. Quelques-uns de la compagnie ont été arrêtés. Pour nous, nous avons été assez heureux pour nous sauver par-dessus une muraille; mais, ajouta le vizir, comme nous sommes étrangers, nous craignons de rencontrer une autre escouade de guet, ou la même, avant que d'arriver à notre khan, qui est éloigné d'ici. Nous y arriverions même inutilement, car la porte est fermée, et ne sera ouverte que demain matin, quelque chose qui puisse arriver. C'est pourquoi, madame, ayant ouï en passant des instruments et des voix, nous avons jugé que l'on n'était pas encore retiré chez vous, et nous avons pris la liberté de frapper, pour vous supplier de nous donner retraite jusqu'au jour. Si nous vous paraissons dignes de prendre part à votre divertissement, nous tâcherons d'y contribuer en ce que nous pourrons, pour réparer l'interruption que nous y avons causée; sinon, faites-nous seulement la grâce de souffrir que nous passions la nuit à couvert sous votre vestibule.
Pendant le discours de Giafar, la belle Safie eut le temps d'examiner le vizir et les deux personnes qu'il disait marchands comme lui; et jugeant à leur physionomie que ce n'étaient pas des gens du commun, elle leur dit qu'elle n'était pas la maîtresse, et que s'ils voulaient se donner un moment de patience, elle reviendrait leur apporter la réponse.
Salie alla faire ce rapport à ses sœurs, qui balancèrent quelque temps sur le parti qu'elles devaient prendre. Mais elles étaient naturellement bienfaisantes; et elles avaient déjà fait la même grâce aux trois Calenders. Ainsi, elles résolurent de les laisser entrer...
Le calife, son grand vizir et le chef de ses eunuques, dit la sultane, ayant été introduits par la belle Safie, saluèrent les dames et les Calenders avec beaucoup de civilité. Les dames les reçurent de même, les croyant marchands; et Zobéide, comme la principale, leur dit d'un air grave et sérieux qui lui convenait: Vous êtes les bienvenus; mais avant toutes choses ne trouvez pas mauvais que nous vous demandions une grâce. Eh! quelle grâce, madame? répondit le vizir. Peut-on refuser quelque chose à de si belles dames? C'est, reprit Zobéide, de n'avoir que des yeux et point de langue; de ne nous pas faire de questions sur quoi que vous puissiez voir, pour en apprendre la cause, et de ne point parler de ce qui ne vous regarde point, de crainte que vous n'entendiez ce qui ne vous serait point agréable. Vous serez obéie, madame, repartit le vizir. Nous ne sommes ni censeurs, ni curieux, ni indiscrets; c'est bien assez que nous ayons attention à ce qui nous regarde, sans nous mêler de ce qui ne nous regarde pas. A ces mots, chacun s'assit, la conversation se lia, et l'on recommença de boire en faveur des nouveaux venus.
Pendant que le vizir Giafar entretenait les dames, le calife ne pouvait cesser d'admirer leur beauté, leur bonne grâce, leur humeur enjouée, et leur esprit. D'un autre côté, rien ne lui paraissait plus surprenant que les Calenders, tous trois borgnes de l'œil droit. Il se serait volontiers informé de cette singularité; mais la condition qu'on venait d'imposer à lui et à sa compagnie l'empêcha d'en parler. Avec cela, quand il faisait réflexion à la richesse des meubles, à leur arrangement bien entendu et à la propreté de cette maison, il ne pouvait se persuader qu'il n'y eût pas de l'enchantement.
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