L'entretien étant tombé sur les divertissements et les différentes manières de se réjouir, les Calenders se levèrent et dansèrent à leur mode une danse qui augmenta la bonne opinion que les dames avaient déjà conçue d'eux, et qui leur attira l'estime du calife et de sa compagnie.
Quand les trois Calenders eurent achevé leur danse, Zobéide se leva, et prenant Amine par la main: Ma sœur, lui dit-elle, levez-vous; la compagnie ne trouvera pas mauvais que nous ne contraignions point; et leur présence n'empêchera pas que nous ne fassions ce que nous avons coutume de faire. Amine, qui comprit ce que sa sœur voulait dire, se leva, et emporta les plats, la table, les flacons, les tasses et les instruments dont les Calenders avaient joué.
Safie ne demeura pas à rien faire; elle balaya la salle, mit à sa place tout ce qui était dérangé, moucha les bougies, et y appliqua d'autre bois d'aloès et d'autre ambre gris. Cela étant fait, elle pria les trois Calenders de s'asseoir sur le sofa d'un côté, et le calife de l'autre avec sa compagnie. A l'égard du porteur, elle lui dit: Levez-vous, et vous préparez à nous prêter la main à ce que nous allons faire; un homme tel que vous, qui est comme de la maison, ne doit pas demeurer dans l'inaction.
Le porteur avait un peu cuvé son vin; il se leva promptement, et après avoir attaché le bas de sa robe à sa ceinture: Me voilà prêt, dit-il; de quoi s'agit-il? Cela va bien, répondit Safie; attendez que l'on vous parle; vous ne serez pas longtemps les bras croisés. Peu de temps après, on vit paraître Amine avec un siége qu'elle posa au milieu de la salle. Elle alla ensuite à la porte d'un cabinet, et l'ayant ouverte, elle fit signe au porteur de s'approcher. Venez, lui dit-elle, et m'aidez. Il obéit; et y étant entré avec elle, il en sortit un moment après, suivi de deux chiennes noires, dont chacune avait un collier attaché à une chaîne qu'il tenait, et qui paraissaient avoir été maltraitées à coups de fouet. Il s'avança avec elles au milieu de la salle.
Alors Zobéide, qui s'était assise entre les Calenders et le Calife, se leva, et marcha gravement jusqu'où était le porteur. Ça, dit-elle en poussant un grand soupir, faisons notre devoir. Elle se retroussa les bras jusqu'au coude; et après avoir pris un fouet que Safie lui présenta: Porteur, dit-elle, remettez une de ces deux chiennes à ma sœur Amine, et approchez-vous de moi avec l'autre.
Le porteur fit ce qu'on lui commandait; et quand il se fut approché de Zobéide, la chienne qu'il tenait commença de faire des cris, et se tourna vers Zobéide en levant la tête d'une manière suppliante. Mais Zobéide, sans avoir égard à la triste contenance de la chienne qui faisait pitié, ni à ses cris qui remplissaient toute la maison, lui donna des coups de fouet à perte d'haleine; et lorsqu'elle n'eut plus la force de lui en donner davantage, elle jeta le fouet par terre; puis, prenant la chaîne de la main du porteur, elle leva la chienne par les pattes, et se mettant toutes deux à se regarder d'un air triste et touchant, elles pleurèrent l'une et l'autre. Enfin, Zobéide tira son mouchoir, essuya les larmes de la chienne, la baisa; et remettant la chaîne au porteur: Allez, lui dit-elle, ramenez-la où vous l'avez prise, et amenez-moi l'autre.
Le porteur ramena la chienne fouettée au cabinet; et en revenant, il prit l'autre des mains d'Amine, et l'alla présenter à Zobéide qui l'attendait. Tenez-la comme la première, lui dit-elle. Puis ayant pris le fouet, elle la maltraita de la même manière. Elle pleura ensuite avec elle, essuya ses pleurs, la baisa et la remit au porteur, à qui l'agréable Amine épargna la peine de la ramener au cabinet, car elle s'en chargea elle-même.
Cependant les trois Calenders, le calife et sa compagnie furent extraordinairement étonnés de cette exécution. Ils ne pouvaient comprendre comment Zobéide, après avoir fouetté avec tant de force les deux chiennes, animaux immondes, selon la religion musulmane, pleurait ensuite avec elles, leur essuyait les larmes et les baisait. Ils en murmurèrent en eux-mêmes. Le calife surtout, plus impatient que les autres, mourait d'envie de savoir le sujet d'une action qui lui paraissait si étrange, et ne cessait de faire signe au vizir de parler pour s'en informer. Mais le vizir tournait la tête d'un autre côté, jusqu'à ce que, pressé par des signes si souvent réitérés, il répondit par d'autres signes que ce n'était pas le temps de satisfaire sa curiosité.
Zobéide demeura quelque temps à la même place au milieu de la salle, comme pour se remettre de la fatigue qu'elle venait de se donner en fouettant les deux chiennes. Ma chère sœur, lui dit la belle Safie, ne vous plaît-il pas de retourner à votre place, afin qu'à mon tour je fasse aussi mon personnage? Oui, répondit Zobéide. En disant cela, elle alla s'asseoir sur le sofa, ayant à sa droite le calife, Giafar et Mesrour, et à sa gauche les trois Calenders et le porteur...
La sultane ne fut pas plutôt éveillée que, se souvenant de l'endroit où elle en était demeurée du conte de la veille, elle parla aussitôt de cette sorte, en adressant la parole au sultan:
Sire, après que Zobéide eut repris sa place, toute la compagnie garda quelque temps le silence. Enfin Safie, qui s'était assise sur le siége au milieu de la salle, dit à sa sœur Amine: Ma chère sœur, levez-vous, je vous en conjure; vous comprenez bien ce que je veux dire. Amine se leva, et alla dans un autre cabinet que celui d'où les deux chiennes avaient été amenées. Elle en revint, tenant un étui garni de satin jaune, relevé d'une riche broderie d'or et de soie verte. Elle s'approcha de Safie, et ouvrit l'étui, d'où elle tira un luth qu'elle lui présenta. Elle le prit; et, après avoir mis quelque temps à l'accorder, elle commença de le toucher; et l'accompagnant de sa voix, elle chanta une chanson sur les tourments de l'absence, avec tant d'agrément, que le calife et tous les autres en furent charmés. Lorsqu'elle eut achevé, comme elle avait chanté avec beaucoup d'expression: Tenez, ma sœur, dit-elle à l'agréable Amine, je n'en puis plus, et la voix me manque; obligez la compagnie en jouant et en chantant à ma place. Très-volontiers, répondit Amine en s'approchant de Safie, qui lui remit le luth entre les mains, et lui céda sa place.
Amine, ayant un peu préludé pour voir si l'instrument était d'accord, joua et chanta presque aussi longtemps sur le même sujet, mais avec tant de véhémence, et elle était si touchée, ou, pour mieux dire, si pénétrée du sens des paroles qu'elle chantait, que les forces lui manquèrent en achevant.
Zobéide voulut marquer sa satisfaction. Ma sœur, dit-elle, vous avez fait des merveilles: on voit bien que vous sentez le mal que vous exprimez si vivement. Amine n'eut pas le temps de répondre à cette honnêteté; elle se sentit le cœur si pressé en ce moment, qu'elle ne songea qu'à se donner de l'air, cela ne l'empêcha pas de s'évanouir, et ceux qui étaient là s'aperçurent avec horreur qu'elle était couverte de cicatrices...
Le lendemain, Scheherazade reprit ainsi:
Pendant que Zobéide et Safie coururent au secours de leur sœur, un des Calenders ne put s'empêcher de dire: Nous aurions mieux aimé coucher à l'air que d'entrer ici, si nous avions cru y voir de pareils spectacles. Le calife, qui l'entendit, s'approcha de lui et des autres Calenders, et s'adressant à eux: Que signifie tout ceci? dit-il. Celui qui venait de parler lui répondit: Seigneur, nous ne le savons pas plus que vous. Quoi! reprit le calife, vous n'êtes pas de la maison? ni vous ne pouvez rien nous apprendre de ces deux chiennes noires, et de cette dame évanouie et si indignement maltraitée? Seigneur, reprirent les Calenders, de notre vie nous ne sommes venus en cette maison, et nous n'y sommes entrés que quelques moments avant vous.
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