- Je ne sais pas ce que je donnerais, dit Amélie à du Châtelet, pour voir rabaisser la fierté de Naïs qui se fait traiter d'archange, comme si elle était plus que nous, et qui nous encanaille avec le fils d'un apothicaire et d'une garde-malade, dont la sœur est une grisette, et qui travaille chez un imprimeur.
- Puisque le père vendait des biscuits contre les vers, dit Jacques, il aurait dû en faire manger à son fils.
- Il continue le métier de son père, car ce qu'il vient de nous donner me semble de la drogue, dit Stanislas en prenant une de ses poses les plus agaçantes. Drogue pour drogue, j'aime mieux autre chose.
En un moment chacun s'entendit pour humilier Lucien par quelque mot d'ironie aristocratique. Lili, la femme pieuse, y vit une action charitable en disant qu'il était temps d'éclairer Naïs, bien près de faire une folie. Francis, le diplomate, se chargea de mener à bien cette sotte conspiration à laquelle tous ces petits esprits s'intéressèrent comme au dénouement d'un drame, et dans laquelle ils virent une aventure à raconter le lendemain.
L'ancien consul, peu soucieux d'avoir à se battre avec un jeune poète qui, sous les yeux de sa maîtresse, enragerait d'un mot insultant, comprit qu'il fallait assassiner Lucien avec un fer sacré contre lequel la vengeance fût impossible. Il imita l'exemple que lui avait donné l'adroit du Châtelet quand il avait été question de faire dire des vers à Lucien. Il vint causer avec l'Evêque en feignant de partager l'enthousiasme que l'ode de Lucien avait inspiré à Sa Grandeur ; puis il le mystifia en lui faisant croire que la mère de Lucien était une femme supérieure et d'une excessive modestie, qui fournissait à son fils les sujets de toutes ses compositions. Le plus grand plaisir de Lucien était de voir rendre justice à sa mère qu'il adorait. Une fois cette idée inculquée à l'Evêque, Francis s'en remit sur les hasards de la conversation pour amener le mot blessant qu'il avait médité de faire dire par monseigneur.
Quand Francis et l'Evêque revinrent dans le cercle au centre duquel était Lucien, l'attention redoubla parmi les personnes qui déjà lui faisaient boire la ciguë à petits coups. Tout à fait étranger au manége des salons, le pauvre poète ne savait que regarder madame de Bargeton, et répondre gauchement aux gauches questions qui lui étaient adressées. Il ignorait les noms et les qualités de la plupart des personnes présentes, et ne savait quelle conversation tenir avec des femmes qui lui disaient des niaiseries dont il avait honte. Il se sentait d'ailleurs à mille lieues de ces divinités angoumoisines en s'entendant nommer tantôt monsieur Chardon, tantôt monsieur de Rubempré, tandis qu'elles s'appelaient Lolotte, Adrien, Astolphe, Lili, Fifine. Sa confusion fut extrême quand, avant pris Lili pour un nom d'homme, il appela monsieur Lili le brutal monsieur de Sénonches. Le Nembrod interrompit Lucien par un : - Monsieur Lulu ? qui fit rougir madame de Bargeton jusqu'aux oreilles.
- Il faut être bien aveuglée pour admettre ici et nous présenter ce petit bonhomme, dit-il à demi-voix.
- Madame la marquise, dit Zéphirine à madame de Pimentel à voix basse mais de manière à se faire entendre, ne trouvez-vous pas une grande ressemblance entre monsieur Chardon et monsieur de Cante-Croix ?
- La ressemblance est idéale, répondit en souriant madame de Pimentel.
- La gloire a des séductions que l'on peut avouer, dit madame de Bargeton à la marquise. Il est des femmes qui s'éprennent de la grandeur comme d'autres de la petitesse, ajouta-t-elle en regardant Francis.
Zéphirine ne comprit pas, car elle trouvait son consul très-grand ; mais la marquise se rangea du côté de Naïs en se mettant à rire.
- Vous êtes bien heureux, monsieur, dit à Lucien monsieur de Pimentel qui se reprit pour le nommer monsieur de Rubempré après l'avoir appelé Chardon, vous ne devez jamais vous ennuyer ?
- Travaillez-vous promptement ? lui demanda Lolotte de l'air dont elle eût dit à un menuisier : Etes-vous long-temps à faire une boîte ?
Lucien resta tout abasourdi sous ce coup d'assommoir ; mais il releva la tête en entendant madame de Bargeton répondre en souriant : - Ma chère, la poésie ne pousse pas dans la tête de monsieur de Rubempré comme l'herbe dans nos cours.
- Madame, dit l'Evêque à Lolotte, nous ne saurions avoir trop de respect pour les nobles esprits en qui Dieu met un de ses rayons. Oui, la poésie est chose sainte. Qui dit poésie, dit souffrance. Combien de nuits silencieuses n'ont pas voulues les strophes que vous admirez ! Saluez avec amour le poète qui mène presque toujours une vie malheureuse, et à qui Dieu réserve sans doute une place dans le ciel parmi ses prophètes. Ce jeune homme est un poète, ajouta-t-il en posant la main sur la tête de Lucien, ne voyez-vous pas quelque fatalité imprimée sur ce beau front ?
Heureux d'être si noblement défendu, Lucien salua l'Evêque par un regard suave, sans savoir que le digne prélat allait être son bourreau. Madame de Bargeton lança sur le cercle ennemi des regards pleins de triomphe qui s'enfoncèrent, comme autant de dards, dans le cœur de ses rivales, dont la rage redoubla.
- Ah ! monseigneur, répondit le poète en espérant frapper ces têtes imbéciles de son sceptre d'or, le vulgaire n'a ni votre esprit, ni votre charité. Nos douleurs sont ignorées, personne ne sait nos travaux. Le mineur a moins de peine à extraire l'or de la mine, que nous n'en avons à arracher nos images aux entrailles de la plus ingrate des langues. Si le but de la poésie est de mettre les idées au point précis où tout le monde peut les voir et les sentir, le poète doit incessamment parcourir l'échelle des intelligences humaines afin de les satisfaire toutes ; il doit cacher sous les plus vives couleurs la logique et le sentiment, deux puissances ennemies ; il lui faut enfermer tout un monde de pensées dans un mot, résumer des philosophies entières par une peinture ; enfin ses vers sont des graines dont les fleurs doivent éclore dans les cœurs, en y cherchant les sillons creusés par les sentiments personnels. Ne faut-il pas avoir tout senti pour tout rendre ? Et sentir vivement, n'est-ce pas souffrir ? Aussi les poésies ne s'enfantent-elles qu'après de pénibles voyages entrepris dans les vastes régions de la pensée et de la société. N'est-ce pas des travaux immortels que ceux auxquels nous devons des créatures dont la vie devient plus authentique que celle des êtres qui ont véritablement vécu, comme la Clarisse de Richardson, la Camille de Chénier, la Délie de Tibulle, l' Angélique de l'Arioste, la Francesca du Dante, l' Alceste de Molière, le Figaro de Beaumarchais, la Rebecca de Walter Scott, le Don Quichotte de Cervantès ?
- Et que nous créerez-vous ? demanda du Châtelet.
- Annoncer de telles conceptions, répondit Lucien, n'est-ce pas se donner un brevet d'homme de génie ? D'ailleurs ces enfantements sublimes veulent une longue expérience du monde, une étude des passions et des intérêts humains que je ne saurais avoir faite ; mais je commence, dit-il avec amertume en jetant un regard vengeur sur ce cercle. Le cerveau porte long-temps…
- Votre accouchement sera laborieux, dit monsieur du Hautoy, en l'interrompant.
- Votre excellente mère pourra vous aider, dit l'Evêque.
Ce mot si habilement préparé, cette vengeance attendue alluma dans tous les yeux un éclair de joie. Sur toutes les bouches il courut un sourire de satisfaction aristocratique, augmenté par l'imbécillité de monsieur de Bargeton qui se mit à rire après coup.
- Monseigneur, vous êtes un peu trop spirituel pour nous en ce moment, ces dames ne vous comprennent pas, dit madame de Bargeton qui par ce seul mot paralysa les rires et attira sur elle les regards étonnés. Un poète qui prend toutes ses inspirations dans la Bible, a dans l'Eglise une véritable mère. Monsieur de Rubempré, dites-nous Saint Jean dans Pathmos , ou le Festin de Balthazar , pour montrer à Monseigneur que Rome est toujours la Magna parens de Virgile.
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