– Après, après?
– Nous avions bu ensemble, maître Rodolphe; j’avais encore bu avec le grand et la petite habillée en homme: c’est pour vous dire que j’avais la tête un peu lourde… avec ça il n’y a rien qui me berce comme le bruit de la pluie qui tombe. Je commence donc à roupiller. Il n’y avait pas, je crois, longtemps que je pionçais, quand un bruit m’éveille en sursaut: c’était le Maître d’école qui causait comme qui dirait amicalement avec un autre. J’écoute… tonnerre! Qu’est-ce que je reconnais? La voix du grand qui était venu au tapis-franc avec la petite habillée en homme!
– Ils causaient avec le Maître d’école et la Chouette? dit Rodolphe stupéfait.
– Avec le Maître d’école et la Chouette. Ils causaient de se retrouver le lendemain.
– C’est aujourd’hui! dit Rodolphe.
– À une heure.
– C’est dans un instant.
– À l’embranchement de la route de Saint-Denis et de la Révolte.
– C’est ici!
– Comme vous dites, maître Rodolphe, c’est ici!
– Le Maître d’école! Prenez garde, monsieur Rodolphe!… s’écria Fleur-de-Marie.
– Calme-toi, ma fille… lui ne doit pas venir… mais seulement la Chouette.
– Comment cet homme a-t-il pu se mettre en rapport avec ces deux misérables? dit Rodolphe.
– Je n’en sais, ma foi, rien. Après ça, maître, peut-être que je ne me serai éveillé qu’à la fin de la chose; car le grand parlait de ravoir son portefeuille que la Chouette doit lui rapporter ici… en échange de cinq cents francs. Faut croire que le Maître d’école avait commencé par les voler, et que c’est après qu’ils se seront mis à causer de bonne amitié.
– Cela est étrange!
– Mon Dieu! ça m’effraye pour vous, monsieur Rodolphe, dit Fleur-de-Marie.
– Maître Rodolphe n’est pas un enfant, ma fille; mais, comme tu dis, ça pourrait chauffer pour lui, et me voilà.
– Continue, mon garçon.
– Le grand et la petite ont promis deux mille francs au Maître d’école, pour vous faire… je ne sais pas quoi. C’est la Chouette qui doit venir ici tout à l’heure rapporter le portefeuille, et savoir de quoi il retourne, pour aller le redire au Maître d’école, qui se charge du reste.
Fleur-de-Marie tressaillit. Rodolphe sourit dédaigneusement.
– Deux mille francs pour vous faire quelque chose, maître Rodolphe! Ça me fait penser (sans comparaison) que lorsque je vois afficher cinq cents francs de récompense pour un chien perdu, je me dis modestement à moi-même: «Tu te perdrais, animal, qu’on ne donnerait pas seulement cent sous pour te ravoir.» Deux mille francs pour vous faire quelque chose! Qui êtes-vous donc?
– Je te l’apprendrai tout à l’heure.
– Suffit, maître… Quand j’ai entendu cette proposition faite à la Chouette, je me dis: «Il faut que je sache où perchent ces richards qui veulent lâcher le Maître d’école aux trousses de M. Rodolphe, ça peut servir.» Quand ils s’éloignent, je sors de mes décombres, je les suis à pas de loup; le grand et la petite rejoignent un fiacre au parvis Notre-Dame; ils montent dedans, moi derrière, et nous arrivons boulevard de l’Observatoire. Il faisait noir comme dans un four, je ne pouvais rien voir; j’entaille un arbre pour m’y reconnaître le lendemain.
– Très-bien, mon garçon.
– Ce matin j’y suis retourné. À dix pas de mon arbre, j’ai vu une ruelle fermée par une barrière; dans la boue de la ruelle, des petits pas et des grands pas: au bout de la ruelle, une maison… Le nid du grand et de la petite doit être là.
– Merci, mon brave… Tu me rends, sans t’en douter, un grand service.
– Pardon, excuse! maître Rodolphe, je m’en doutais, c’est pour cela que je l’ai fait.
– Je le sais, mon garçon, et je voudrais pouvoir récompenser ton service autrement que par un remerciement: malheureusement je ne suis qu’un pauvre diable d’ouvrier… quoiqu’on donne, comme tu dis, deux mille francs pour me faire quelque chose. Je vais t’expliquer cela.
– Bon, si ça vous amuse, sinon ça m’est égal. On vous monte un coup, je m’y oppose… Le reste ne me regarde pas.
– Je devine ce qu’ils veulent. Écoute-moi bien: j’ai un secret pour tailler l’ivoire des éventails à la mécanique; mais ce secret ne m’appartient pas à moi seul; j’attends mon associé pour mettre ce procédé en pratique, et c’est sûrement du modèle de la machine que j’ai chez moi qu’on veut s’emparer à tout prix: car il y a beaucoup d’argent à gagner avec cette découverte.
– Le grand et la petite sont donc…?
– Des fabricants chez qui j’ai travaillé, et à qui je n’ai pas voulu donner mon secret.
Cette explication parut satisfaisante au Chourineur, dont l’intelligence n’était pas singulièrement développée, et il reprit:
– Je comprends maintenant. Voyez-vous, les gueusards! Et ils n’ont pas seulement le courage de faire leurs mauvais coups eux-mêmes. Mais, pour en finir, voilà ce que je me suis dit ce matin: «Je sais le rendez-vous de la Chouette et du grand, je vais aller les attendre, j’ai de bonnes jambes: mon maître débardeur m’attendra, tant pis…» J’arrive ici: je vois ce trou, je vais prendre une brassée de fumier là-bas, je me cache jusqu’au bout du nez, et j’attends la Chouette. Mais voilà-t-il pas que vous déboulez dans la plaine, et que cette pauvre Goualeuse vient justement s’asseoir au bord de mon parc; alors, ma foi, j’ai voulu vous faire une farce, et j’ai crié comme un brûlé en sortant de ma litière.
– Maintenant, quel est ton dessein?
– Attendre la Chouette, qui, bien sûr, arrivera la première: tâcher d’entendre ce qu’elle dira au grand, parce que cela peut vous servir. Il n’y a que ce tronc d’arbre-là renversé dans ce champ; de cet endroit on voit partout dans la plaine, c’est comme fait exprès pour s’y asseoir. Le rendez-vous de la Chouette est à quatre pas, à l’embranchement de la route; il y a à parier qu’ils viendront s’asseoir ici. S’ils n’y viennent pas, si je ne peux rien entendre… quand ils seront séparés, je tombe sur la Chouette, ça sera toujours ça; je lui paye ce que je lui dois pour la dent de la Goualeuse, et je lui tords le cou jusqu’à ce qu’elle me dise le nom des parents de la pauvre fille… Qu’est-ce que vous dites de mon idée, maître Rodolphe?
– Il y a du bon, mon garçon; mais il faut corriger quelque chose à ton plan.
– Oh! d’abord, Chourineur, ne vous faites pas de mauvaise querelle pour moi. Si vous battez la Chouette, le Maître d’école…
– Assez, ma fille. La Chouette me passera par les mains. Tonnerre! C’est justement parce qu’elle a le Maître d’école pour la défendre que je doublerai la dose.
– Écoute, mon garçon, j’ai un meilleur moyen de venger la Goualeuse des méchancetés de la Chouette. Je te dirai cela plus tard. Quant à présent, dit Rodolphe en s’éloignant de quelques pas de la Goualeuse, et en baissant la voix, quant à présent, veux-tu me rendre un vrai service?…
– Parlez, maître Rodolphe.
– La Chouette ne te connaît pas?
– Je l’ai vue hier pour la première fois au tapis-franc.
– Voilà ce qu’il faudra que tu fasses. Tu te cacheras d’abord; mais lorsque tu la verras près d’ici, tu sortiras de ton trou…
– Pour lui tordre le cou?…
– Non… plus tard! Aujourd’hui il faut seulement l’empêcher de parler avec le grand. Voyant quelqu’un avec elle, il n’osera pas approcher. S’il approche, ne la quitte pas d’une minute… Il ne pourra pas lui faire ses propositions, devant toi.
– Si l’homme me trouve curieux, j’en fais mon affaire. Ça n’est ni un Maître d’école, ni un maître Rodolphe.
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