La malheureuse, surmontant sa répugnance, approcha son front des lèvres de l’ogresse; mais d’un violent coup de coude Rodolphe repoussa la vieille dans son comptoir, prit le bras de Fleur-de-Marie et sortit du tapis-franc au bruit des malédictions de la mère Ponisse.
– Prenez garde, monsieur Rodolphe, dit la Goualeuse, l’ogresse va vous jeter quelque chose à la tête, elle est si méchante!
– Rassurez-vous, mon enfant. Mais qu’avez-vous? Vous semblez embarrassée… triste? Êtes-vous fâchée de venir avec moi?
– Au contraire… mais… mais vous me donnez le bras.
– Eh bien?
– Vous êtes ouvrier… quelqu’un peut dire à votre bourgeois qu’on vous a rencontré avec moi… ça vous fera du tort. Les maîtres n’aiment pas que leurs ouvriers se dérangent.
Et la Goualeuse dégagea doucement son bras de celui de Rodolphe, en ajoutant:
– Allez tout seul… je vous suivrai jusqu’à la barrière. Une fois dans les champs, je reviendrai auprès de vous.
– Ne craignez rien, dit Rodolphe, touché de cette délicatesse, et, reprenant le bras de Fleur-de-Marie: Mon bourgeois ne demeure pas dans le quartier, et puis d’ailleurs nous allons trouver un fiacre sur le quai aux Fleurs.
– Comme vous voudrez, monsieur Rodolphe; je vous disais cela pour ne pas vous faire arriver de la peine…
– Je le crois, et je vous en remercie. Mais, franchement, vous est-il égal d’aller à la campagne dans un endroit ou dans un autre?
– Ça m’est égal, monsieur Rodolphe, pourvu que ce soit à la campagne… Il fait si beau… le grand air est si bon à respirer! Savez-vous que voilà cinq mois que je n’ai pas été plus loin que le marché aux Fleurs? Et encore, si l’ogresse me permettait de sortir de la Cité, c’est qu’elle avait confiance en moi.
– Et quand vous veniez à ce marché, c’était pour acheter des fleurs?
– Oh! non; je n’avais pas d’argent; je venais seulement les voir, respirer leur bonne odeur… Pendant la demi-heure que l’ogresse me laissait passer sur le quai les jours de marché, j’étais si contente que j’oubliais tout.
– Et en rentrant chez l’ogresse… dans ces vilaines rues?
– Je revenais plus triste que je n’étais partie… et je renfonçais mes larmes pour ne pas être battue! Tenez… au marché… ce qui me faisait envie, oh! bien envie, c’était de voir des petites ouvrières bien proprettes, qui s’en allaient toutes gaies, avec un beau pot de fleurs dans leurs bras.
– Je suis sûr que si vous aviez eu seulement quelques fleurs sur votre fenêtre, cela vous aurait tenu compagnie?
– C’est bien vrai ce que vous dites là, monsieur Rodolphe! Figurez-vous qu’un jour l’ogresse, à sa fête, sachant mon goût, m’avait donné un petit rosier. Si vous saviez comme j’étais heureuse! Je ne m’ennuyais plus, allez! Je ne faisais que regarder mon rosier… Je m’amusais à compter ses feuilles, ses fleurs… Mais l’air est si mauvais dans la Cité qu’au bout de deux jours, il a commencé à jaunir Alors… Mais vous allez vous moquer de moi, monsieur Rodolphe.
– Non, non, continuez.
– Eh bien! alors, j’ai demandé à l’ogresse la permission de sortir et d’aller promener mon rosier… oui… comme j’aurais promené un enfant. Je l’emportais au quai, je me figurais que d’être avec les autres fleurs, dans ce bon air frais et embaumé, ça lui faisait du bien; je trempais ses pauvres feuilles flétries dans la belle eau de la fontaine, et puis, pour le ressuyer, je le mettais un bon quart d’heure au soleil… Cher petit rosier, il n’en voyait jamais de soleil, dans la Cité, car dans notre rue il ne descend pas plus bas que le toit… Enfin je rentrais… Eh bien! je vous assure, monsieur Rodolphe, que, grâce à ces promenades, mon rosier a peut-être vécu dix jours de plus qu’il n’aurait vécu sans cela.
– Je vous crois; mais quand il est mort, ç’a été une grande perte pour vous?
– Je l’ai pleuré, ç’a été un vrai chagrin… Et tenez, monsieur Rodolphe, puisque vous comprenez qu’on aime les fleurs, je peux bien vous dire ça. Eh bien! je lui avais aussi comme de la reconnaissance… de… Ah! pour cette fois vous allez vous moquer de moi…
– Non, non! j’aime… j’adore les fleurs; ainsi je comprends toutes les folies qu’elles font faire ou qu’elles inspirent.
– Eh bien! je lui étais reconnaissante, à ce pauvre rosier, de fleurir si gentiment pour moi… quoique… enfin… malgré ce que j’étais.
Et la Goualeuse baissa la tête et devint pourpre de honte…
– Malheureuse enfant! Avec cette conscience de votre horrible position, vous avez dû souvent…
– Avoir envie d’en finir, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe? dit la Goualeuse en interrompant son compagnon; oh! oui, allez, plus d’une fois j’ai regardé la Seine par-dessus le parapet… mais après je regardais les fleurs, le soleil… Alors je me disais: «La rivière sera toujours là; je n’ai pas dix-sept ans… qui sait?»
– Quand vous disiez Qui sait?… vous espériez?
– Oui.
– Et qu’espériez-vous?
– Je ne sais pas… j’espérais… oui, j’espérais presque malgré moi… Dans ces moments-là, il me semblait que mon sort n’était pas mérité, qu’il y avait en moi quelque chose de bon. Je me disais: «On m’a bien tourmentée; mais au moins, je n’ai jamais fait de mal à personne… Si j’avais eu quelqu’un pour me conseiller, je ne serais pas où j’en suis!…» Alors, ça chassait un peu ma tristesse… Après, il faut dire que ces pensées-là m’étaient surtout venues à la suite de la perte de mon rosier, ajouta la Goualeuse d’un air solennel qui fit sourire Rodolphe.
– Toujours ce grand chagrin…
– Oui… tenez, le voilà.
Et la Goualeuse tira de sa poche un petit paquet de bois soigneusement coupé et attaché avec une faveur rose.
– Vous l’avez conservé?
– Je le crois bien… c’est tout ce que je possède au monde.
– Comment! vous n’avez rien à vous?
– Rien.
– Mais ce collier de corail?
– C’est à l’ogresse.
– Comment! vous ne possédez pas un chiffon, un bonnet, un mouchoir?
– Non, rien… rien… que les branches sèches de mon pauvre rosier. C’est pour cela que j’y tiens tant…
À chaque mot, l’étonnement de Rodolphe redoublait; il ne pouvait comprendre cet épouvantable esclavage, cette horrible vente du corps et de l’âme pour un abri sordide, quelques haillons et une nourriture immonde [73].
Rodolphe et la Goualeuse arrivèrent au quai aux Fleurs: un fiacre les attendait. Rodolphe y fit monter la Goualeuse; il monta après elle et dit au cocher:
– À Saint-Denis… Je dirai plus tard le chemin qu’il faudra prendre.
La voiture partit: le soleil était radieux, le ciel sans nuages, le froid un peu piquant; l’air circulait vif et frais à travers l’ouverture des glaces baissées.
– Tiens! un manteau de femme! dit la Goualeuse en remarquant qu’elle s’était assise sur ce vêtement qu’elle n’avait pas aperçu.
– Oui, c’est pour vous, mon enfant: je l’ai pris dans la crainte que vous n’ayez froid; enveloppez-vous bien.
Peu habituée à ces prévenances, la pauvre fille regarda Rodolphe avec surprise. L’espèce d’intimidation que ce dernier lui causait augmentait encore, ainsi qu’une tristesse vague, dont elle ne se rendait plus compte.
– Mon Dieu! Monsieur Rodolphe, comme vous êtes bon! Ça me rend honteuse.
– Parce que je suis bon?
– Non; mais… il me semble que vous ne parlez plus maintenant comme hier, que vous êtes tout autre…
– Voyons, Fleur-de-Marie, qu’aimez-vous mieux, que je sois le Rodolphe d’hier, ou le Rodolphe d’aujourd’hui?
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