– Comment, monsieur?
– Certainement… M mede Saint-Ildefonse paie très-cher votre premier; ma nièce est une de ces locataires auxquelles on doit les plus grands égards; elle est venue de confiance dans cette maison; redoutant le bruit des voitures, elle espérait être ici comme à la campagne.
– Et elle y est, c’est ici comme un hameau… Vous devez vous y connaître, vous, monsieur, qui habitez la campagne… c’est ici comme un vrai hameau.
– Un hameau? Il est joli! Toujours un tapage infernal.
– Pourtant il est impossible de trouver une maison plus tranquille; au-dessus de madame il y a un chef d’orchestre du café des Aveugles et un commis voyageur… Au-dessus, un autre commis voyageur. Au-dessus il y a…
– Il ne s’agit pas de ces personnes-là, elles sont fort tranquilles et fort honnêtes, ma nièce n’en disconvient pas; mais il y a au quatrième un gros boiteux que M mede Saint-Ildefonse a rencontré hier encore ivre dans l’escalier; il poussait des cris de sauvage; elle en a eu presque une révolution, tant elle a été effrayée… Si vous croyez qu’avec de tels locataires votre maison ressemble à un hameau…
– Monsieur, je vous jure que je n’attends que l’occasion pour mettre ce gros boiteux à la porte; il m’a payé sa dernière quinzaine d’avance sans quoi il serait déjà dehors.
– Il ne fallait pas l’accepter pour locataire.
– Mais, sauf lui, j’espère que madame n’a pas à se plaindre; il y a un facteur à la petite poste, qui est la crème des honnêtes gens; et au-dessus, à côté de la chambre du gros boiteux, une femme et sa fille qui ne bougent pas plus que des marmottes.
– Encore une fois, M mede Saint-Ildefonse ne se plaint que du gros boiteux: c’est le cauchemar de la maison que ce drôle-là! Je vous en préviens, si vous le gardez, il fera déserter tous les honnêtes gens.
– Je le renverrai, soyez tranquille… je ne tiens pas à lui.
– Et vous ferez bien… car on ne tiendrait pas à votre maison.
– Ce qui ne ferait pas mon affaire… Aussi, monsieur, regardez le gros boiteux comme déjà parti, car il n’a plus que quatre jours à rester ici.
– C’est beaucoup trop; enfin ça vous regarde… À la première algarade, ma nièce abandonne cette maison.
– Soyez tranquille, monsieur.
– Tout ceci est dans votre intérêt, mon cher. Faites-en votre profit… car je n’ai qu’une parole, dit M. Badinot d’un air protecteur.
Et il sortit.
Avons-nous besoin de dire que cette femme et cette jeune fille, qui vivaient si solitaires, étaient les deux victimes de la cupidité du notaire?
Nous conduirons le lecteur dans le triste réduit qu’elles habitaient.
V Les victimes d’un abus de confiance
Lorsque l’abus de confiance est puni, terme moyen de punition: deux mois de prison et vingt-cinq francs d’amende.
Art. 406 et 408 du Code pénal
Que le lecteur se figure un cabinet situé au quatrième étage de la triste maison du passage de la Brasserie.
Un jour pâle et sombré pénètre à peine dans cette pièce étroite par une petite fenêtre à un seul vantail, garnie de trois vitres fêlées, sordides; un papier délabré, d’une couleur jaunâtre, couvre les murailles; aux angles du plafond lézardé pendent d’épaisses toiles d’araignées. Le sol, décarrelé en plusieurs endroits, laisse voir çà et là les poutres et les lattes qui supportent les carreaux.
Une table de bois blanc, une chaise, une vieille malle sans serrure et un lit de sangle à dossier de bois garni d’un mince matelas, de draps de grosse toile bise et d’une vieille couverture de laine brune, tel est le mobilier de ce garni.
Sur la chaise est assise M mela baronne de Fermont.
Dans le lit repose M lleClaire de Fermont (tel était le nom des deux victimes de Jacques Ferrand).
Ne possédant qu’un lit, la mère et la fille s’y couchaient tour à tour, se partageant ainsi les heures de la nuit.
Trop d’inquiétudes, trop d’angoisses torturaient la mère pour qu’elle cédât souvent au sommeil; mais sa fille y trouvait du moins quelques instants de repos et d’oubli.
Dans ce moment elle dormait.
Rien de plus touchant, de plus douloureux, que le tableau de cette misère imposée par la cupidité du notaire à deux femmes jusqu’alors habituées aux modestes douceurs de l’aisance et entourées dans leur ville natale de la considération qu’inspire toujours une famille honorable et honorée.
M mede Fermont a trente-six ans environ; sa physionomie est à la fois remplie de douceur et de noblesse; ses traits, autrefois d’une beauté remarquable, sont pâles et altérés; ses cheveux noirs, séparés sur son front et aplatis en bandeaux, se tordent derrière sa tête; le chagrin y a déjà mêlé quelques mèches argentées. Vêtue d’une robe de deuil rapiécée en plusieurs endroits, M mede Fermont, le front appuyé sur sa main, s’accoude au misérable chevet de sa fille et la regarde avec une affliction inexprimable.
Claire n’a que seize ans; le candide et doux profil de son visage, amaigri comme celui de sa mère, se dessine sur la couleur grise des gros draps dont est recouvert son traversin, rempli de sciure de bois.
Le teint de la jeune fille a perdu de son éclatante pureté; ses grands yeux fermés projettent jusque sur ses joues creuses leur double frange de longs cils noirs. Autrefois roses et humides, mais alors sèches et pâles, ses lèvres entr’ouvertes laissent entrevoir le blanc émail de ses dents; le rude contact des draps grossiers et de la couverture de laine avait rougi, marbré en plusieurs endroits la carnation délicate du cou, des épaules et des bras de la jeune fille.
De temps à autre, un léger tressaillement rapprochait ses sourcils minces et veloutés, comme si elle eût été poursuivie par un rêve pénible. L’aspect de ce visage, déjà empreint d’une expression morbide, est pénible; on y découvre les sinistres symptômes d’une maladie qui couve et menace.
Depuis longtemps M mede Fermont n’avait plus de larmes; elle attachait sur sa fille un œil sec et enflammé par l’ardeur d’une fièvre lente qui la minait sourdement. De jour en jour, M mede Fermont se trouvait plus faible; ainsi que sa fille, elle ressentait ce malaise, cet accablement, précurseurs certains d’un mal grave et latent; mais, craignant d’effrayer Claire, et ne voulant pas surtout, si cela peut se dire, s’effrayer soi-même, elle luttait de toutes ses forces contre les premières atteintes de la maladie.
Par des motifs d’une générosité pareille, Claire, afin de ne pas inquiéter sa mère, tâchait de dissimuler ses souffrances. Ces deux malheureuses créatures, frappées des mêmes chagrins, devaient être encore frappées des mêmes maux.
Il arrive un moment suprême dans l’infortune où l’avenir se montre sous un aspect si effrayant que les caractères les plus énergiques, n’osant l’envisager en face, ferment les yeux et tâchent de se tromper par de folles illusions.
Telle était la position de M meet de M llede Fermont.
Exprimer les tortures de cette femme, pendant les longues heures où elle contemplait ainsi son enfant endormie, songeant au passé, au présent, à l’avenir, serait peindre ce que les augustes et saintes douleurs d’une mère ont de plus poignant, de plus désespéré, de plus insensé; souvenirs enchanteurs, craintes sinistres, prévisions terribles, regrets amers, abattement mortel, élans de fureur impuissante contre l’auteur de tant de maux, supplications vaines, prières violentes, et enfin… enfin… doutes effrayants sur la toute-puissante justice de celui qui reste inexorable à ce cri arraché des entrailles maternelles… à ce cri sacré dont le retentissement doit pourtant arriver jusqu’au ciel: Pitié pour ma fille!
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