– Ah! c’est ainsi!
– Ni vous, ni mon frère, ni Calebasse ne pouvez empêcher que ça soit, n’est-ce pas!… Si on découvre vos vols ou votre assassinat durant mon séjour dans l’île… tant pis, j’en cours la chance! J’expliquerai que je suis revenu, que je suis resté à cause des enfants, pour les empêcher de devenir des gueux… On jugera… Mais que le tonnerre m’écrase si je quitte l’île, et si les enfants restent un jour de plus dans cette maison… Oui, et je vous défie, vous et les vôtres, de me chasser de l’île!
La veuve connaissait la résolution de Martial; les enfants aimaient leur frère aîné autant qu’ils la redoutaient; ils le suivraient donc sans hésiter lorsqu’il le voudrait. Quant à lui, bien armé, bien résolu, toujours sur ses gardes, dans son bateau pendant le jour, retranché et barricadé dans la cabane de l’île pendant la nuit, il n’avait rien à redouter des mauvais desseins de sa famille.
Le projet de Martial pouvait donc de tout point se réaliser… Mais la veuve avait beaucoup de raisons pour en empêcher l’exécution.
D’abord, ainsi que les honnêtes artisans considèrent quelquefois le nombre de leurs enfants comme une richesse, en raison des services qu’ils en retirent, la veuve comptait sur Amandine et sur François pour l’assister dans ses crimes.
Puis, ce qu’elle avait dit de son désir de venger son mari et son fils était vrai. Certains êtres, nourris, vieillis, durcis dans le crime, entrent en révolte ouverte; en guerre acharnée contre la société, et croient par de nouveaux crimes se venger de la juste punition qui a frappé eux ou les leurs.
Puis enfin les sinistres desseins de Nicolas contre Fleur-de-Marie, et plus tard contre la courtière, pouvaient être contrariés par la présence de Martial. La veuve avait espéré amener une séparation immédiate entre elle et Martial, soit en lui suscitant la querelle de Nicolas, soit en lui révélant que, s’il s’obstinait à rester dans l’île, il risquait de passer pour complice de plusieurs crimes.
Aussi rusée que pénétrante, la veuve, s’apercevant qu’elle s’était trompée, sentit qu’il fallait recourir à la perfidie pour faire tomber son fils dans un piège sanglant… Elle reprit donc, après un assez long silence, avec une amertume affectée:
– Je vois ton plan: tu ne veux pas nous dénoncer toi-même, tu veux nous faire dénoncer par les enfants.
– Moi!
– Ils savent maintenant qu’il y a un homme enterré ici; ils savent que Nicolas a volé… Une fois en apprentissage, ils parleraient, on nous prendrait, et nous y passerions tous… toi comme nous: voilà ce qui arriverait si je t’écoutais, si je te laissais chercher à placer les enfants ailleurs… Et pourtant tu dis que tu ne nous veux pas de mal!… Je ne te demande pas de m’aimer; mais ne hâte pas le moment où nous serons pris.
Le ton radouci de la veuve fit croire à Martial que ses menaces avaient produit sur elle un effet salutaire; il donna dans un piège affreux.
– Je connais les enfants, reprit-il, je suis sûr qu’en leur recommandant de ne rien dire, ils ne diraient rien… D’ailleurs, d’une façon ou d’une autre, je serais toujours avec eux et je répondrais de leur silence.
– Est-ce qu’on peut répondre des paroles d’un enfant… à Paris surtout, où l’on est si curieux et si bavard!… C’est autant pour qu’ils puissent nous aider à faire nos coups que pour qu’ils ne puissent pas nous vendre, que je veux les garder ici.
– Est-ce qu’ils ne vont pas quelquefois au bourg et à Paris? Qui les empêcherait de parler… s’ils ont à parler? S’ils étaient loin d’ici, à la bonne heure! Ce qu’ils pourraient dire n’aurait aucun danger…
– Loin d’ici? Et où ça? dit la veuve en regardant fixement son fils.
– Laissez-moi les emmener… peu vous importe…
– Comment vivras-tu, et eux aussi?
– Mon ancien bourgeois, serrurier, est brave homme; je lui dirai ce qu’il faudra lui dire, et peut-être qu’il me prêtera quelque chose à cause des enfants; avec ça j’irai les mettre en apprentissage loin d’ici. Nous partons dans deux jours, et vous n’entendrez plus parler de nous…
– Non, au fait… je veux qu’ils restent avec moi, je serai plus sûre d’eux.
– Alors je m’établis demain à la baraque de l’île, en attendant mieux… J’ai une tête aussi, vous le savez?…
– Oui, je le sais… Oh! que je te voudrais voir loin d’ici!… Pourquoi n’es-tu pas resté dans tes bois?
– Je vous offre de vous débarrasser de moi et des enfants…
– Tu laisseras donc ici la Louve, que tu aimes tant?… dit tout à coup la veuve.
– Ça me regarde: je sais ce que j’ai à faire, j’ai mon idée…
– Si je te les laissais emmener, toi, Amandine et François, vous ne remettriez jamais les pieds à Paris?
– Avant trois jours nous serions partis et comme morts pour vous.
– J’aime encore mieux cela que de t’avoir ici et d’être toujours à me défier d’eux… Allons, puisqu’il faut s’y résigner, emmène-les… et allez-vous-en tous le plus tôt possible… que je ne vous revoie jamais!…
– C’est dit!…
– C’est dit. Rends-moi la clef du caveau, que j’ouvre à Nicolas.
– Non, il y cuvera son vin; je vous rendrai la clef demain matin.
– Et Calebasse?
– C’est différent; ouvrez-lui quand je serai monté; elle me répugne à voir.
– Va… que l’enfer te confonde!
– C’est votre bonsoir, ma mère?
– Oui…
– Ça sera le dernier, heureusement, dit Martial.
– Le dernier, reprit la veuve.
Son fils alluma une chandelle, puis il ouvrit la porte de la cuisine, siffla son chien, qui accourut tout joyeux du dehors, et suivit son maître à l’étage supérieur de la maison.
– Va, ton compte est bon! murmura la mère en montrant le poing à son fils, qui venait de monter l’escalier; c’est toi qui l’auras voulu.
Puis, aidée de Calebasse, qui alla chercher un paquet de fausses clefs, la veuve crocheta le caveau où se trouvait Nicolas et remit celui-ci en liberté.
François et Amandine couchaient dans une pièce située immédiatement au-dessus de la cuisine, à l’extrémité d’un corridor sur lequel s’ouvraient plusieurs autres chambres servant de cabinets de société aux habitués du cabaret.
Après avoir partagé leur souper frugal, au lieu d’éteindre leur lanterne, selon les ordres de la veuve, les deux enfants avaient veillé laissant leur porte entr’ouverte pour guetter leur frère Martial au passage, lorsqu’il rentrerait dans sa chambre.
Posée sur un escabeau boiteux, la lanterne jetait de pâles clartés à travers sa corne transparente.
Des murs de plâtre rayés de voliges brunes, un grabat pour François, un vieux petit lit d’enfant beaucoup trop court pour Amandine, une pile de débris de chaises et de bancs brisés par les hôtes turbulents de la taverne de l’île du Ravageur, tel était l’intérieur de ce réduit.
Amandine, assise sur le bord du grabat, s’étudiait à se coiffer en marmotte avec le foulard volé, don de son frère Nicolas.
François, agenouillé, présentait un fragment de miroir à sa sœur, qui, la tête à demi tournée, s’occupait alors d’épanouir la grosse rosette, qu’elle avait faite en nouant les deux pointes du mouchoir.
Fort attentif et fort émerveillé de cette coiffure, François négligea un moment de présenter le morceau de glace de façon à ce que l’image de sa sœur pût s’y réfléchir.
– Lève donc le miroir plus haut, dit Amandine; maintenant je ne me vois plus… Là… bien… attends encore un peu… voilà que j’ai fini… Tiens, regarde! Comment me trouves-tu coiffée?
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