Et nous faisions dire à un paysan de la ferme de Bouqueval:
«Il est humain et charitable de ne jamais désespérer des méchants; mais il faudrait aussi faire espérer les bons. Un honnête garçon, robuste et laborieux, ayant envie de bien faire, de bien apprendre, se présenterait à cette ferme de jeunes ex-voleurs, qu’on lui dirait: – Mon gars, as-tu un brin volé et vagabondé? – Non. – Eh bien! il n’y a point de place ici pour toi.».
Cette discordance avait aussi frappé des esprits meilleurs que le nôtre. Grâce à eux, ce que nous regardions comme une utopie vient d’être réalisé.
Sous la présidence d’un des hommes les plus éminents, les plus honorables de ce temps-ci, M. le comte Portalis, et sous l’intelligente direction d’un véritable philanthrope au cœur généreux, à l’esprit pratique et éclairé, M. Allier, une société vient d’être fondée dans le but de venir au secours des jeunes gens pauvres et honnêtes du département de la Seine, et de les employer dans les colonies agricoles.
Ce seul et simple rapprochement suffit pour constater la pensée morale de notre œuvre.
Nous sommes très-fier, très-heureux de nous être rencontré dans un même milieu d’idées, de vœux et d’espérance avec les fondateurs de cette nouvelle œuvre et patronage; car nous sommes un des propagateurs les plus obscurs, mais les plus convaincus, de ces deux grandes vérités: qu’il est du devoir de la société de prévenir le mal et d’encourager, de récompenser le bien autant qu’il est en elle.
Puisque nous avons parlé de cette nouvelle œuvre de charité, dont la pensée juste et morale doit avoir une action salutaire et féconde, espérons que ses fondateurs songeront peut-être à combler une autre lacune, en étendant plus tard leur tutélaire patronage ou du moins leur sollicitude officieuse sur les jeunes enfants dont le père aurait été supplicié ou condamné à une peine infamante entraînant la mort civile, et qui, nous le répétons, sont rendus orphelins par le fait de l’application de la loi.
Ceux de ces malheureux enfants qui seraient déjà dignes d’intérêt par leurs saines tendances et par leur misère mériteraient encore une attention particulière, en raison même de leur position exceptionnelle, pénible, difficile, dangereuse.
Oui, pénible, difficile, dangereuse.
Disons-le encore: presque toujours victime de cruelles répulsions, souvent la famille d’un condamné, demandant en vain du travail, se voit, pour échapper à la réprobation générale, contrainte d’abandonner les lieux où elle trouvait des moyens d’existence.
Alors, aigris, irrités par l’injustice, déjà flétris à l’égal des criminels pour des fautes dont ils sont innocents… quelquefois à bout de ressources honorables, les infortunés ne seront-ils pas bien près de faillir, s’ils sont restés probes?
Ont-ils, au contraire, déjà subi une influence presque inévitablement corruptrice, ne doit-on pas tenter de les sauver, lorsqu’il en est temps encore?
La présence de ces orphelins de la loi au milieu des autres enfants recueillis par la société dont nous parlons serait d’ailleurs pour tous d’un utile enseignement… Elle montrerait que, si le coupable est inexorablement puni, les siens ne perdent rien, gagnent même dans l’estime du monde, si, à force de courage, de vertus, ils parviennent à réhabiliter un nom déshonoré.
Dira-t-on que le législateur a voulu rendre le châtiment plus terrible encore, en frappant virtuellement le père criminel dans l’avenir de son fils innocent?
Cela serait barbare, immoral, insensé.
N’est-il pas, au contraire, d’une haute moralité de prouver au peuple:
– Qu’il n’y a dans le mal aucune solidarité héréditaire.
– Que la tache originelle n’est pas ineffaçable?
Osons espérer que ces réflexions paraîtront dignes de quelque intérêt à la nouvelle société de patronage.
Sans doute, il est douloureux de songer que l’État ne prend jamais l’initiative dans toutes ces questions palpitantes qui touchent au vif de l’organisation sociale.
En peut-il être autrement?
À l’une des dernières séances législatives, un pétitionnaire, frappé, dit-il, de la misère et des souffrances des classes pauvres, a proposé, entre autres moyens d’y remédier, «la fondation de maisons d’invalides destinées aux travailleurs».
Ce projet, sans doute défectueux dans sa forme, mais qui renfermait du moins une haute idée philanthropique digne du plus sérieux examen, en cela qu’elle se rattache à l’immense question de l’organisation du travail, ce projet, disons-nous, «a été accueilli par une hilarité générale et prolongée».
Cela dit, passons.
Revenons aux pirates d’eau douce et à l’île du Ravageur.
Le chef de la famille Martial, qui le premier s’établit dans cette petite île moyennant un loyer modique, était ravageur.
Les ravageurs, ainsi que les débardeurs et les déchireurs de bateaux, restent pendant toute la journée plongés dans l’eau jusqu’à la ceinture pour exercer leur métier.
Les débardeurs débarquent le bois flotté.
Les déchireurs démolissent les trains qui ont amené le bois.
Tout aussi aquatique que les industries précédentes, l’industrie des ravageurs a un but différent.
S’avançant dans l’eau aussi loin qu’il peut aller, le ravageur puise, à l’aide d’une longue drague, le sable de rivière sous la vase; puis le recueillant dans de grandes sébiles de bois, il le lave comme un minerai ou comme un gravier aurifère et en retire ainsi une grande quantité de parcelles métalliques de toutes sortes, fer, cuivre, fonte, plomb, étain, provenant des débris d’une foule d’ustensiles.
Souvent même les ravageurs trouvent dans le sable des fragments de bijoux d’or ou d’argent apportés dans la Seine, soit par les égouts où se dégorgent les ruisseaux, soit par les masses de neige ou de glace ramassées dans les rues et que l’hiver on jette à la rivière.
Nous ne savons en vertu de quelle tradition ou de quel usage ces industriels, généralement honnêtes, paisibles et laborieux, sont si formidablement baptisés.
Le père Martial, premier habitant de l’île, jusqu’alors inoccupée, étant ravageur (fâcheuse exception), les riverains du fleuve la nommèrent l’île du Ravageur.
L’habitation des pirates d’eau douce est donc située à la partie méridionale de cette terre.
Dans le jour, on peut lire sur un écriteau qui se balance au-dessus de la porte:
AU RENDEZ-VOUS DES RAVAGEURS
bon vin, bonne matelote et friture
On loue des bachots (bateaux) pour la promenade
On le voit, à ses métiers patents ou occultes le chef de cette famille maudite avait joint ceux de cabaretier, de pêcheur et de loueur de bateaux.
La veuve de ce supplicié continuait de tenir la maison: des gens sans aveu, des vagabonds en rupture de ban, des montreurs d’animaux, des charlatans nomades venaient y passer le dimanche et d’autres jours non fériés en parties de plaisir.
Martial (l’amant de la Louve), fils aîné de la famille, le moins coupable de tous, pêchait en fraude et, au besoin, prenait, en véritable bravo, et moyennant salaire, le parti des faibles contre les forts.
Un de ses autres frères, Nicolas, le futur complice de Barbillon pour le meurtre de la courtière en diamants, était en apparence ravageur, mais de fait il se livrait à la piraterie d’eau douce sur la Seine et sur ses rives.
Enfin François, le plus jeune des fils du supplicié, conduisait les curieux qui voulaient se promener en bateau. Nous parlerons pour mémoire d’Ambroise Martial, condamné aux galères pour vol de nuit avec effraction et tentative de meurtre.
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