Muni de ces renseignements, Jacques Ferrand, ayant mûri un projet diabolique, sentit que, pour l’exécuter, le secours de Bradamanti lui était de plus en plus indispensable; de là les vaines instances de M meSéraphin pour rencontrer le charlatan.
Apprenant le soir même le départ de ce dernier, le notaire, pressé d’agir par l’imminence de ses craintes et du danger, se souvint de la famille Martial, ces pirates d’eau douce établis près du pont d’Asnières, chez lesquels Bradamanti lui avait proposé d’envoyer Louise Morel pour s’en défaire impunément.
Ayant absolument besoin d’un complice pour accomplir ses sinistres desseins contre Fleur-de-Marie, le notaire prit les précautions les plus habiles pour n’être pas compromis dans le cas où un nouveau crime serait commis et, le lendemain du départ de Bradamanti pour la Normandie, M meSéraphin se rendit en hâte chez Martial.
Les scènes suivantes vont se passer pendant la soirée du jour où M meSéraphin, suivant les ordres du notaire Jacques Ferrand, s’est rendue chez les Martial, pirates d’eau douce, établis à la pointe d’une petite île de la Seine, non loin du pont d’Asnières.
Le père Martial, mort sur l’échafaud comme son père, avait laissé une veuve, quatre fils et deux filles…
Le second de ces fils était déjà condamné aux galères à perpétuité…
De cette nombreuse famille il restait donc à l’île du Ravageur (nom que dans le pays on donnait à ce repaire, nous dirons pourquoi), il restait, disons-nous:
La mère Martial;
Trois fils: l’aîné (l’amant de la Louve) avait vingt-cinq ans; l’autre vingt ans; le plus jeune douze ans;
Deux filles, l’une de dix-huit ans, la seconde de neuf ans.
Les exemples de ces familles, où se perpétue une sorte d’épouvantable hérédité dans le crime, ne sont que trop fréquents.
Cela doit être.
Répétons-le sans cesse: la société songe à punir, jamais à prévenir le mal.
Un criminel sera jeté au bagne pour sa vie… Un autre sera décapité…
Ces condamnés laisseront de jeunes enfants…
La société prendra-t-elle souci des orphelins?…
De ces orphelins, qu’elle a faits… en frappant leur père de mort civile, ou en lui coupant la tête?
Viendra-t-elle substituer une tutelle salutaire, préservatrice, à la déchéance de celui que la loi a déclaré indigne, infâme… à la déchéance de celui que la loi a tué?
Non… «Morte la bête… mort le venin…» dit la société…
Elle se trompe.
Le venin de la corruption est si subtil, si corrosif, si contagieux, qu’il devient presque toujours héréditaire; mais, combattu à temps, il ne serait jamais incurable.
Contradiction bizarre!…
L’autopsie prouve-t-elle qu’un homme est mort d’une maladie transmissible? À force de soins préservatifs, on mettra les descendants de cet homme à l’abri de l’affection dont il a été victime…
Que les mêmes faits se reproduisent dans l’ordre moral…
Qu’il soit démontré qu’un criminel lègue presque toujours à son fils le germe d’une perversité précoce…
Fera-t-on pour le salut de cette jeune âme ce que le médecin fait pour le corps lorsqu’il s’agit de lutter contre un vice héréditaire?
Non…
Au lieu de guérir ce malheureux, on le laissera se gangrener jusqu’à la mort…
Et alors, de même que le peuple croit le fils du bourreau forcément bourreau… on croira le fils d’un criminel forcément criminel…
Et alors on regardera comme le fait d’une hérédité inexorablement fatale une corruption causée par l’égoïste incurie de la société…
De sorte que si, malgré de funestes enseignements, l’orphelin que la loi a fait… reste par hasard laborieux et honnête, un préjugé barbare fera rejaillir sur lui la flétrissure paternelle. En butte à une réprobation imméritée, à peine trouvera-t-il du travail…
Et, au lieu de lui venir en aide, de le sauver du découragement, du désespoir, et surtout des dangereux ressentiments de l’injustice, qui poussent quelquefois les caractères les plus généreux à la révolte, au mal… la société dira:
«Qu’il tourne à mal… nous verrons bien. N’ai-je pas là geôliers, gardes-chiourme et bourreaux?»
Ainsi, pour celui qui (chose aussi rare que belle) se conserve pur malgré de détestables exemples, aucun appui, aucun encouragement.
Ainsi, pour celui qui, plongé en naissant dans un foyer de dépravation domestique, est vicié tout jeune encore, aucun espoir de guérison!
«Si! si! moi je le guérirai, cet orphelin que j’ai fait, répond la société, mais en temps et lieu… mais à ma mode… mais plus tard.
«Pour extirper la verrue, pour inciser l’apostème… il faut qu’ils soient à point.»
Un criminel demande à être attendu…
«Prisons et galères, voilà mes hôpitaux… Dans les cas incurables, j’ai le couperet.
«Quant à la cure de mon orphelin, j’y songerai, vous dis-je; mais patience, laissons mûrir le germe de corruption héréditaire qui couve en lui, laissons-le grandir, laissons-le étendre profondément ses ravages.
«Patience donc, patience. Lorsque notre homme sera pourri jusqu’au cœur, lorsqu’il suintera le crime par tous les pores, lorsqu’un bon vol ou un bon meurtre l’auront jeté sur le banc d’infamie où s’est assis son père, oh! alors nous guérirons l’héritier du mal… comme nous avons guéri le donateur.
«Au bagne ou sur l’échafaud, le fils trouvera la place paternelle encore toute chaude…»
Oui, dans ce cas, la société raisonne ainsi.
Et elle s’étonne, et elle s’indigne, et elle s’épouvante de voir des traditions de vol et de meurtre fatalement perpétuées de génération en génération.
Le sombre tableau qui va suivre, les pirates d’eau douce, a pour but de montrer ce que peut être dans une famille l’hérédité du mal, lorsque la société ne vient pas, soit légalement, soit officieusement, préserver les malheureux orphelins de la loi des terribles conséquences de l’arrêt fulminé contre leur père.
Le lecteur nous excusera de faire précéder ce nouvel épisode d’une sorte d’introduction.
Voici pourquoi nous agissons ainsi:
À mesure que nous avançons dans cette publication, son but moral est attaqué avec tant d’acharnement, et, selon nous, avec tant d’injustice, qu’on nous permettra d’insister sur la pensée sérieuse, honnête, qui, jusqu’à présent, nous a soutenu, guidé.
Plusieurs esprits graves, délicats, élevés, ayant bien voulu nous encourager dans nos tentatives et nous faire parvenir des témoignages flatteurs de leur adhésion, nous devons peut-être à ces amis connus et inconnus de répondre une dernière fois à des récriminations aveugles, obstinées, qui ont retenti, nous dit-on, jusqu’au sein de l’assemblée législative.
Proclamer l’odieuse immoralité de notre œuvre, c’est proclamer implicitement, ce nous semble, les tendances odieusement immorales des personnes qui nous honorent de leurs vives sympathies.
C’est donc au nom de ces sympathies autant qu’au nôtre que nous tenterons de prouver par un exemple, choisi parmi plusieurs, que cet ouvrage n’est pas complètement dépourvu d’idées généreuses et pratiques.
L’an passé, dans l’une des premières parties de ce livre nous avons donné l’aperçu d’une ferme modèle, fondée par Rodolphe pour encourager, enseigner et rémunérer les cultivateurs pauvres, probes et laborieux.
À ce propos, nous ajoutions:
«Les honnêtes gens malheureux méritent au moins autant d’intérêt que les criminels; pourtant il y a de nombreuses sociétés destinées au patronage des jeunes détenus ou libérés, mais aucune société n’est fondée dans le but de secourir les jeunes gens pauvres dont la conduite aurait toujours été exemplaire. De sorte qu’il faut nécessairement avoir commis un délit… pour être apte à jouir du bénéfice de ces institutions, d’ailleurs si méritantes et si salutaires.»
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