Eugène Sue - Les Mystères De Paris Tome III

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Voici un roman mythique, presque à l'égal du Comte de Monte-Cristo ou des Trois mousquetaires, un grand roman d'aventures, foisonnant, qui nous décrit un Paris mystérieux et inconnu, dévoilé dans ses recoins les plus secrets, un Paris exotique où les apaches de Paris remplacent ceux de l'Amérique.
Errant dans les rues sombres et dangereuses de la Cité, déguisé en ouvrier, le prince Rodolphe de Gérolstein sauve une jeune prostituée, Fleur-de-Marie, dite la Goualeuse, des brutalités d'un ouvrier, le Chourineur. Sans rancune contre son vainqueur, le Chourineur entraîne Rodolphe et Fleur-de-Marie dans un tripot, Au Lapin Blanc. Là, le Chourineur et Fleur-de-Marie content leur triste histoire à Rodolphe. Tous deux, livrés dès l'enfance à l'abandon et à la misère la plus atroce, malgré de bons instincts, sont tombés dans la dégradation: le meurtre pour le Chourineur, dans un moment de violence incontrôlée, la prostitution pour Fleur-de-Marie. Rodolphe se fait leur protecteur et entreprend de les régénérer en les arrachant à l'enfer du vice et de la misère où ils sont plongés…

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Une de ces inspectrices, femme d’un âge mûr, d’une figure grave et douce, resta seule avec M med’Harville dans un petit salon attenant au greffe.

On ne peut s’imaginer ce qu’il y a de dévouement ignoré, d’intelligence, de commisération, de sagacité, chez ces femmes respectables qui se consacrent aux fonctions modestes et obscures de surveillantes des détenues.

Rien de plus sage, de plus praticable que les notions d’ordre, de travail, de devoir, qu’elles donnent aux prisonnières, dans l’espoir que ces enseignements survivront au séjour de la prison.

Tour à tour indulgentes et fermes, patientes et sévères, mais toujours justes et impartiales, ces femmes, sans cesse en contact avec les détenues, finissent, au bout de longues années, par acquérir une telle science de la physionomie de ces malheureuses qu’elles les jugent presque toujours sûrement du premier coup d’œil, et qu’elles les classent à l’instant selon leur degré d’immoralité.

M meArmand, l’inspectrice qui était restée seule avec M med’Harville, possédait à un point extrême cette prescience presque divinatrice du caractère des prisonnières; ses paroles, ses jugements, avaient dans la maison une autorité considérable.

M meArmand dit à Clémence:

– Puisque madame la marquise a bien voulu me charger de lui désigner celles de nos détenues qui, par une meilleure conduite ou par un repentir sincère, pourraient mériter son intérêt, je crois pouvoir lui recommander une infortunée que je crois plus malheureuse encore que coupable; car je ne crois pas me tromper en affirmant qu’il n’est pas trop tard pour sauver cette jeune fille, une malheureuse enfant de seize ou dix-sept ans tout au plus.

– Et qu’a-t-elle fait pour être emprisonnée?

– Elle est coupable de s’être trouvée aux Champs-Élysées le soir. Comme il est défendu à ses pareilles, sous des peines très-sévères, de fréquenter, soit le jour, soit la nuit, certains lieux publics, et que les Champs-Élysées sont au nombre des promenades interdites, on l’a arrêtée.

– Et elle vous semble intéressante?

– Je n’ai jamais vu de traits plus réguliers, plus candides. Imaginez-vous, madame la marquise, une figure de vierge. Ce qui donnait encore à sa physionomie une expression plus modeste, c’est qu’en arrivant ici elle était vêtue comme une paysanne des environs de Paris.

– C’est donc une fille de campagne?

– Non, madame la marquise. Les inspecteurs l’ont reconnue; elle demeurait dans une horrible maison de la Cité, dont elle était absente depuis deux ou trois mois; mais, comme elle n’a pas demandé sa radiation des registres de la police, elle reste soumise au pouvoir exceptionnel qui l’a envoyée ici.

– Mais peut-être avait-elle quitté Paris pour tâcher de se réhabiliter?

– Je le pense, madame, c’est ce qui m’a tout de suite intéressée à elle. Je l’ai interrogée sur le passé, je lui ai demandé si elle venait de la campagne, lui disant d’espérer, dans le cas où, comme je le croyais, elle voudrait revenir au bien.

– Qu’a-t-elle répondu?

– Levant sur moi ses grands yeux bleus mélancoliques et pleins de larmes, elle m’a dit avec un accent de douceur angélique: «Je vous remercie, madame, de vos bontés; mais je ne puis rien dire sur le passé; on m’a arrêtée, j’étais dans mon tort, je ne me plains pas. – Mais d’où venez-vous? Où êtes-vous restée depuis votre départ de la Cité? Si vous êtes allée à la campagne chercher une existence honorable, dites-le, prouvez-le: nous ferons écrire à M. le préfet pour obtenir votre liberté; on vous rayera des registres de la police, et on encouragera vos bonnes résolutions. – Je vous en supplie, madame, ne m’interrogez pas, je ne pourrais vous répondre, a-t-elle repris. – Mais en sortant d’ici voulez-vous donc retourner dans cette affreuse maison? – Oh! jamais, s’est-elle écriée. – Que ferez-vous donc alors? – Dieu le sait», a-t-elle répondu en laissant retomber sa tête sur sa poitrine.

– Cela est étrange!… Et elle s’exprime…?

– En très-bons termes, madame; son maintien est timide, respectueux, mais sans bassesse; je dirai plus: malgré la douceur extrême de sa voix et de son regard, il y a parfois dans son accent, dans son attitude, une sorte de tristesse fière qui me confond. Si elle n’appartenait pas à la malheureuse classe dont elle fait partie, je croirais presque que cette fierté annonce une âme qui a la conscience de son élévation.

– Mais c’est tout un roman! s’écria Clémence, intéressée au dernier point, et trouvant, ainsi que le lui avait dit Rodolphe, que rien n’était souvent plus amusant à faire que le bien. Et quels sont ses rapports avec les autres prisonnières? Si elle est douée de l’élévation d’âme que vous lui supposez, elle doit bien souffrir au milieu de ses misérables compagnes?

– Mon Dieu, madame la marquise, pour moi qui observe par état et par habitude, tout dans cette jeune fille est un sujet d’étonnement. À peine ici depuis trois jours, elle possède déjà une sorte d’influence sur les autres détenues.

– En si peu de temps?

– Elles éprouvent pour elle non-seulement de l’intérêt, mais presque du respect.

– Comment! ces malheureuses…

– Ont quelquefois un instinct d’une singulière délicatesse pour reconnaître, deviner même les nobles qualités des autres. Seulement elles haïssent souvent les personnes dont elles sont obligées d’admettre la supériorité.

– Et elles ne haïssent pas cette pauvre jeune fille?

– Bien loin de là, madame: aucune d’elles ne la connaissait avant son entrée ici. Elles ont été d’abord frappées de sa beauté; ses traits, bien que d’une pureté rare, sont pour ainsi dire voilés par une pâleur touchante et maladive; ce mélancolique et doux visage leur a d’abord inspiré plus d’intérêt que de jalousie. Ensuite elle est très-silencieuse, autre sujet d’étonnement pour ces créatures qui, pour la plupart, tâchent toujours de s’étourdir à force de bruit, de paroles et de mouvements. Enfin, quoique digne et réservée, elle s’est montrée compatissante, ce qui a empêché ses compagnes de se choquer de sa froideur. Ce n’est pas tout. Il y a ici depuis un mois une créature indomptable surnommée la Louve, tant son caractère est violent, audacieux et bestial. C’est une fille de vingt ans, grande, virile, d’une figure assez belle, mais dure; nous sommes souvent forcés de la mettre au cachot pour vaincre sa turbulence. Avant-hier justement elle sortait de cellule, encore irritée de la punition qu’elle venait de subir; c’était l’heure du repas, la pauvre fille dont je vous parle ne mangeait pas; elle dit tristement à ses compagnes: «Qui veut mon pain? – Moi! dit d’abord la Louve. – Moi!» dit ensuite une créature presque contrefaite, appelée Mont-Saint-Jean, qui sert de risée, et quelquefois, malgré nous, de souffre-douleur aux autres détenues, quoiqu’elle soit grosse de plusieurs mois. La jeune fille donna d’abord son pain à cette dernière, à la grande colère de la Louve. «- C’est moi qui t’ai d’abord demandé ta ration, s’écria-t-elle furieuse. – C’est vrai, mais cette pauvre femme est enceinte, elle en a plus besoin que vous», répondit la jeune fille. La Louve néanmoins arracha le pain des mains de Mont-Saint-Jean et commença de vociférer en agitant son couteau. Comme elle est très-méchante et très-redoutée, personne n’osa prendre le parti de la pauvre Goualeuse, quoique toutes les détenues lui donnassent raison intérieurement.

– Comment dites-vous ce nom, madame?

– La Goualeuse… c’est le nom ou plutôt le surnom sous lequel a été écrouée ici ma protégée, qui, je l’espère, sera bientôt la vôtre, madame la marquise… Presque toutes ont ainsi des noms d’emprunt.

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