À la vue du prêtre, tous deux se levèrent.
– Eh bien! comment allez-vous, mon digne monsieur Ferrand? dit l’abbé avec sollicitude, vous trouvez-vous un peu mieux?
– Je suis toujours dans le même état, monsieur l’abbé; la fièvre ne me quitte pas, répondit le notaire; les insomnies me tuent! Que la volonté de Dieu soit faite!
– Voyez, monsieur l’abbé, ajouta Polidori avec componction; quelle pieuse résignation! Mon pauvre ami est toujours le même; il ne trouve quelque adoucissement à ses maux que dans le bien qu’il fait!
– Je ne mérite pas ces louanges, veuillez m’en dispenser, dit sèchement le notaire en dissimulant à peine un ressentiment de colère et de haine contraintes. Au Seigneur seul appartient l’appréciation du bien et du mal; je ne suis qu’un misérable pécheur…
– Nous sommes tous pécheurs, reprit doucement l’abbé; mais nous n’avons pas tous la charité qui vous distingue, mon respectable ami. Bien rares ceux qui, comme vous, se détachent assez des biens terrestres pour songer à les employer de leur vivant d’une façon si chrétienne… Persistez-vous toujours à vous défaire de votre charge, afin de vous livrer plus entièrement aux pratiques de la religion?
– Depuis avant-hier ma charge est vendue, monsieur l’abbé; quelques concessions m’ont permis d’en réaliser, chose bien rare, le prix comptant; cette somme, ajoutée à d’autres, me servira à fonder l’institution dont je vous ai parlé, et dont j’ai définitivement arrêté le plan que je vais vous soumettre…
– Ah! mon digne ami! dit l’abbé avec une profonde et sainte admiration; faire tant de bien… si simplement… et, je puis le dire, si naturellement!… Je vous le répète, les gens comme vous sont rares, il n’y a pas assez de bénédictions pour eux.
– C’est que bien peu de personnes réunissent, comme Jacques, la richesse à la piété, l’intelligence à la charité, dit Polidori avec un sourire ironique qui échappa au bon abbé.
À ce nouvel et sarcastique éloge, la main du notaire se crispa involontairement; il lança, sous ses lunettes, un regard de rage infernale à Polidori.
– Vous voyez, monsieur l’abbé, se hâta de dire l’ami intime de Jacques Ferrand; toujours ses soubresauts nerveux, et il ne veut rien faire. Il me désole… il est son propre bourreau… Oui, j’aurai le courage de le dire devant M. l’abbé, tu es ton propre bourreau, mon pauvre ami!
À ces mots de Polidori, le notaire tressaillit encore convulsivement, mais il se calma.
Un homme moins naïf que l’abbé eût remarqué pendant cet entretien, et surtout pendant celui qui va suivre, l’accent contraint et courroucé de Jacques Ferrand; car il est inutile de dire qu’une volonté supérieure à la sienne, que la volonté de Rodolphe, en un mot, imposait à cet homme des paroles et des actes diamétralement opposés à son véritable caractère.
Aussi, quelquefois poussé à bout, le notaire paraissait hésiter à obéir à cette toute-puissante et invisible autorité, mais un regard de Polidori mettait un terme à cette indécision; alors, concentrant avec un soupir de fureur les plus violents ressentiments, Jacques Ferrand subissait le joug qu’il ne pouvait briser.
– Hélas! monsieur l’abbé, reprit Polidori, qui semblait prendre à tâche de torturer son complice, comme on dit vulgairement, à coups d’épingles, mon pauvre ami néglige trop sa santé… Dites-lui donc, avec moi, qu’il se soigne, sinon pour lui, pour ses amis, du moins pour les malheureux dont il est l’espoir et le soutien…
– Assez!… Assez!… murmura le notaire d’une voix sourde.
– Non, ce n’est pas assez, dit le prêtre avec émotion; on ne saurait trop vous répéter que vous ne vous appartenez pas, et qu’il est mal de négliger ainsi votre santé. Depuis dix ans que je vous connais, je ne vous ai jamais vu malade; mais depuis un mois environ vous n’êtes plus reconnaissable. Je suis d’autant plus frappé de l’altération de vos traits que j’étais resté quelque temps sans vous voir. Aussi, lors de notre première entrevue, je n’ai pu vous cacher ma surprise; mais le changement que je remarque en vous depuis plusieurs jours est bien plus grave: vous dépérissez à vue d’œil, vous nous inquiétez sérieusement… Je vous en conjure, mon digne ami, songez à votre santé…
– Je vous suis on ne peut plus reconnaissant de votre intérêt, monsieur l’abbé; mais je vous assure que ma position n’est pas aussi alarmante que vous le croyez.
– Puisque tu t’opiniâtres ainsi, reprit Polidori, je vais tout dire à M. l’abbé, moi: il t’aime, il t’estime, il t’honore beaucoup; que sera-ce donc lorsqu’il saura tes nouveaux mérites? Lorsqu’il saura la véritable cause de ton dépérissement?
– Qu’est-ce encore? dit l’abbé.
– Monsieur l’abbé, dit le notaire avec impatience, je vous ai prié de vouloir bien venir me visiter pour vous communiquer des projets d’une haute importance, et non pour m’entendre ridiculement louanger par mon ami.
– Tu sais, Jacques, que de moi il faut te résigner à tout entendre, dit Polidori en regardant fixement le notaire.
Celui-ci baissa les yeux et se tut.
Polidori continua:
– Vous avez peut-être remarqué, monsieur l’abbé, que les premiers symptômes de la maladie nerveuse de Jacques ont eu lieu peu de temps après l’abominable scandale que Louise Morel a causé dans cette maison.
Le notaire frissonna.
– Vous savez donc le crime de cette malheureuse fille, monsieur? demanda le prêtre étonné. Je ne vous croyais arrivé à Paris que depuis peu de jours?
– Sans doute, monsieur l’abbé; mais Jacques m’a tout raconté, comme à son ami, comme à son médecin; car il attribue presque à l’indignation que lui a fait éprouver le crime de Louise l’ébranlement nerveux dont il se ressent aujourd’hui… Ce n’est rien encore, mon pauvre ami devait, hélas! endurer de nouveaux coups, qui ont, vous le voyez, altéré sa santé… Une vieille servante, qui depuis bien des années lui était attachée par les sentiments de la reconnaissance…
– M meSéraphin? dit le curé en interrompant Polidori, j’ai su la mort de cette infortunée, noyée par une malheureuse imprudence, et je comprends le chagrin de M. Ferrand; on n’oublie pas ainsi dix ans de loyaux services… de tels regrets honorent autant le maître que le serviteur.
– Monsieur l’abbé, dit le notaire, je vous en supplie, ne parlez pas de mes vertus… vous me rendez confus… cela m’est pénible.
– Et qui en parlera donc? Sera-ce toi? reprit affectueusement Polidori; mais vous allez avoir à le louer bien davantage, monsieur l’abbé: vous ignorez peut-être quelle est la servante qui a remplacé, chez Jacques, Louise Morel et M meSéraphin? Vous ignorez enfin ce qu’il a fait pour cette pauvre Cecily… car cette nouvelle servante s’appelait Cecily, monsieur l’abbé.
Le notaire, malgré lui, fit un bond sur son siège; ses yeux flamboyèrent sous ses lunettes; une rougeur brûlante empourpra ses traits livides.
– Tais-toi… Tais-toi… s’écria-t-il en se levant à demi. Pas un mot de plus, je te le défends…
– Allons, allons, calmez-vous, dit l’abbé en souriant avec mansuétude, quelque généreuse action à révéler encore?… Quant à moi, j’approuve fort l’indiscrétion de votre ami… Je ne connais pas, en effet, cette servante, car c’est justement peu de jours après son entrée chez notre digne M. Ferrand, qu’accablé d’occupations il a été obligé, à mon grand regret, d’interrompre momentanément nos relations.
– C’était pour vous cacher la nouvelle bonne œuvre qu’il méditait, monsieur l’abbé; aussi, quoique sa modestie se révolte, il faudra bien qu’il m’entende, et vous allez tout savoir, reprit Polidori en souriant.
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