– Mademoiselle est arrivée ici peu de moments après que j’ai reçu l’ordre de vous mettre en liberté, ajouta le directeur. Une lettre de toute-puissante recommandation, qu’elle m’apportait, m’a appris le touchant dévouement qu’elle vous a témoigné pendant votre séjour en prison, monsieur. C’est donc avec un vif plaisir que je vous ai envoyé chercher, certain que vous serez très-heureux de donner votre bras à mademoiselle pour sortir d’ici!
– Un rêve!… non, c’est un rêve! dit Germain. Ah! monsieur… que de bontés!… Pardonnez-moi si la surprise… la joie… m’empêchent de vous remercier comme je le devrais…
– Et moi donc, monsieur Germain, je ne trouve pas un mot à dire, reprit Rigolette; jugez de mon bonheur: en vous quittant, je trouve l’ami de M. Rodolphe qui m’attendait.
– Encore M. Rodolphe! dit Germain étonné.
– Oui, maintenant on peut tout vous dire, vous saurez cela; M. Murph me dit donc: «Germain est libre, voilà une lettre pour M. le directeur de la prison; quand vous arriverez, il aura reçu l’ordre de mettre Germain en liberté et vous pourrez l’emmener.» Je ne pouvais croire ce que j’entendais et pourtant c’était vrai. Vite, vite, je prends un fiacre… j’arrive… et il est en bas qui nous attend.
Nous renonçons à peindre le ravissement des deux amants lorsqu’ils sortirent de la Force, la soirée qu’ils passèrent dans la petite chambre de Rigolette, que Germain quitta à onze heures pour gagner un modeste logement garni.
Résumons en peu de mots les idées pratiques ou théoriques que nous avons tâché de mettre en relief dans cet épisode de la vie de prison.
Nous nous estimerions très-heureux d’avoir démontré:
L’insuffisance, l’impuissance et le danger de la réclusion en commun…
Les disproportions qui existent entre l’appréciation et la punition de certains crimes (le vol domestique, le vol avec effraction) et celle de certains délits (les abus de confiance)…
Et enfin l’impossibilité matérielle où sont les classes pauvres de jouir du bénéfice des lois civiles [41].
Nous conduirons de nouveau le lecteur dans l’étude du notaire Jacques Ferrand.
Grâce à la loquacité habituelle des clercs, presque incessamment occupés des bizarreries croissantes de leur patron, nous exposerons ainsi les faits accomplis depuis la disparition de Cecily.
– Cent sous contre dix que, si son dépérissement continue, avant un mois le patron aura crevé comme un mousquet?
– Le fait est que, depuis que la servante qui avait l’air d’une Alsacienne a quitté la maison, il n’a plus que la peau sur les os.
– Et quelle peau!
– Ah çà! il était donc amoureux de l’Alsacienne, alors, puisque c’est depuis son départ qu’il se racornit ainsi?
– Lui! le patron, amoureux? Quelle farce!!!
– Au contraire, il se remet à voir des prêtres plus que jamais!
– Sans compter que le curé de la paroisse, un homme bien respectable, il faut être juste, s’en est allé (je l’ai entendu), en disant à un autre prêtre qui l’accompagnait: «C’est admirable!… M. Jacques Ferrand est l’idéal de la charité et de la générosité sur la terre…»
– Le curé a dit ça? De lui-même? Et sans effort?
– Quoi?
– Que le patron était l’idéal de la charité et de la générosité sur la terre?…
– Oui, je l’ai entendu…
– Alors je n’y comprends plus rien; le curé a la réputation, et il la mérite, d’être ce qu’on appelle un vrai bon pasteur…
– Oh! ça, c’est vrai, et de celui-là faut parler sérieusement et avec respect! Il est aussi bon et aussi charitable que le Petit-Manteau-Bleu [42], et quand on dit ça d’un homme, il est jugé.
– Et ça n’est pas peu dire.
– Non. Pour le Petit-Manteau-Bleu comme pour le bon prêtre, les pauvres n’ont qu’un cri… et un brave cri du cœur.
– Alors j’en reviens à mon idée. Quand le curé affirme quelque chose, il faut le croire, vu qu’il est incapable de mentir; et pourtant, croire d’après lui que le patron est charitable et généreux… ça me gêne dans les entournures de ma croyance.
– Oh! que c’est joli, Chalamel! Oh! que c’est joli!…
– Sérieusement, j’aime autant croire à cela qu’à un miracle… Ce n’est pas plus difficile.
– M. Ferrand, généreux!… Lui… qui tondrait sur un œuf!
– Pourtant, messieurs, les quarante sous de notre déjeuner?
– Belle preuve! C’est comme lorsqu’on a par hasard un bouton sur le nez… C’est un accident.
– Oui; mais d’un autre côté, le maître clerc m’a dit que depuis trois jours le patron a réalisé une énorme somme en bons du Trésor, et que…
– Eh bien?
– Parle donc…
– C’est que c’est un secret…
– Raison de plus… Ce secret?
– Votre parole d’honneur que vous n’en direz rien?…
– Sur la tête de nos enfants, nous la donnons.
– Que ma tante Messidor fasse des folies de son corps si je bavarde!
– Et puis, messieurs, rapportons-nous à ce que disait majestueusement le grand roi Louis XIV au doge de Venise, devant sa cour assemblée:
Lorsqu’un secret est possédé par un clerc,
Ce secret, il doit le dire, c’est clair.
– Allons, bon! voilà Chalamel avec ses proverbes!
– Je demande la tête de Chalamel!
– Les proverbes sont la sagesse des nations; c’est à ce titre que j’exige ton secret.
– Voyons, pas de bêtises… Je vous dis que le maître clerc m’a fait promettre de ne dire à personne…
– Oui, mais il ne t’a pas défendu de le dire à tout le monde?
– Enfin ça ne sortira pas d’ici. Va donc!…
– Il meurt d’envie de nous le dire, son secret.
– Eh bien! le patron vend sa charge; à l’heure qu’il est, c’est peut-être fait!…
– Ah! bah!
– Voilà une drôle de nouvelle!…
– C’est renversant!
– Éblouissant!
– Voyons, sans charge, qui se charge de la charge dont il se décharge?
– Dieu! que ce Chalamel est insupportable avec ses rébus!
– Est-ce que je sais à qui il la vend?
– S’il la vend, c’est qu’il veut peut-être se lancer, donner des fêtes… des routes, comme dit le beau monde.
– Après tout, il a de quoi.
– Et pas la queue d’une famille.
– Je crois bien qu’il a de quoi! Le maître clerc parle de plus d’un million y compris la valeur de la charge.
– Plus d’un million, c’est caressant.
– On dit qu’il a joué à la Bourse en catimini, avec le commandant Robert, et qu’il a gagné beaucoup d’argent.
– Sans compter qu’il vivait comme un ladre.
– Oui; mais ces ladrichons-là, une fois qu’ils se mettent à dépenser, deviennent plus prodigues que les autres.
– Aussi, je suis comme Chalamel; je croirais assez que maintenant le patron veut la passer douce.
– Et il aurait joliment tort de ne pas s’abîmer de volupté et de ne pas se plonger dans les délices de Golconde… s’il en a le moyen… car, comme dit le vaporeux Ossian dans la grotte de Fingal:
Tout notaire qui bambochera,
S’il a du quibus raison aura.
– Je demande la tête de Chalamel!
– C’est absurde!
– Avec ça que le patron a joliment l’air de penser à s’amuser.
– Il a une figure à porter le diable en terre!
– Et puis M. le curé qui vante sa charité!
– Eh bien! charité bien ordonnée commence par soi-même… Tu ne connais donc seulement pas tes commandements de Dieu, sauvage? Si le patron se demande à lui-même l’aumône des plus grands plaisirs… il est de son devoir de se les accorder… ou il se regarderait comme bien peu…
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