Eugène Sue - Les Mystères De Paris Tome IV

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Voici un roman mythique, presque à l'égal du Comte de Monte-Cristo ou des Trois mousquetaires, un grand roman d'aventures, foisonnant, qui nous décrit un Paris mystérieux et inconnu, dévoilé dans ses recoins les plus secrets, un Paris exotique où les apaches de Paris remplacent ceux de l'Amérique.
Errant dans les rues sombres et dangereuses de la Cité, déguisé en ouvrier, le prince Rodolphe de Gérolstein sauve une jeune prostituée, Fleur-de-Marie, dite la Goualeuse, des brutalités d'un ouvrier, le Chourineur. Sans rancune contre son vainqueur, le Chourineur entraîne Rodolphe et Fleur-de-Marie dans un tripot, Au Lapin Blanc. Là, le Chourineur et Fleur-de-Marie content leur triste histoire à Rodolphe. Tous deux, livrés dès l'enfance à l'abandon et à la misère la plus atroce, malgré de bons instincts, sont tombés dans la dégradation: le meurtre pour le Chourineur, dans un moment de violence incontrôlée, la prostitution pour Fleur-de-Marie. Rodolphe se fait leur protecteur et entreprend de les régénérer en les arrachant à l'enfer du vice et de la misère où ils sont plongés…

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Martial à son tour regarda la Louve avec étonnement, ne comprenant rien à ces paroles.

– De quelle place parles-tu?

– D’une place de garde-chasse…

– Que j’aurais?

– Oui…

– Et qui me la donnerait?

– Les protecteurs de la jeune fille que j’ai sauvée.

– Ils ne me connaissent pas!

– Mais, moi, je lui ai parlé de toi… et elle nous recommandera à ses protecteurs…

– Et à propos de quoi lui as-tu parlé de moi?

– De quoi veux-tu que je parle?

– Bonne Louve…

– Et puis, tu conçois, en prison la confiance vient; et cette jeunesse était si gentille, si douce, que malgré moi je me suis sentie attirée vers elle; j’ai tout de suite comme deviné qu’elle n’était pas des nôtres.

– Qui est-elle donc?

– Je n’en sais rien, je n’y comprends rien, mais de ma vie je n’ai rien vu, rien entendu de semblable; c’est comme une fée pour lire ce qu’on a dans le cœur; quand je lui ai eu dit combien je t’aimais, rien que pour cela, elle s’est intéressée à nous… Elle m’a fait honte de ma vie passée, non en me disant des choses dures, tu sais comme ça aurait pris avec moi, mais en me parlant d’une vie bien laborieuse, bien pénible, mais tranquillement passée avec toi selon ton goût, au fond des forêts. Seulement, dans son idée, au lieu d’être braconnier… tu étais garde-chasse; au lieu d’être ta maîtresse… j’étais ta vraie femme, et puis nous avions de beaux enfants qui couraient au-devant de toi quand le soir tu revenais de tes rondes avec tes chiens, ton fusil sur l’épaule; et puis nous soupions à la porte de notre cabane, au frais de la nuit, sous des grands arbres, et puis nous nous couchions si heureux, si paisibles… Qu’est-ce que tu veux que je te dise?… Malgré moi je l’écoutais… c’était comme un charme. Si tu savais… elle parlait si bien… si bien… que… tout ce qu’elle disait, je croyais le voir à mesure; je rêvais tout éveillée.

– Ah! oui! c’est ça qui serait une belle et bonne vie! dit Martial en soupirant à son tour. Sans être tout à fait malsain de cœur, ce pauvre François a assez fréquenté Calebasse et Nicolas pour que le bon air des bois lui vaille mieux que l’air des villes… Amandine t’aiderait au ménage; je serais aussi bon garde que pas un, vu que j’ai été fameux braconnier… Je t’aurais pour ménagère, ma brave Louve… et puis, comme tu dis, avec des enfants… qu’est-ce qui nous manquerait?… Une fois qu’on est habitué à sa forêt, on y est comme chez soi; on y vivrait cent ans, que ça passerait comme un jour… Mais, voyons, je suis fou. Tiens, il ne fallait pas me parler de cette vie-là… ça donne des regrets, voilà tout.

– Je te laissais aller… parce que tu dis là ce que je disais à la Goualeuse.

– Comment?

– Oui, en écoutant ses contes de fées, je lui disais: «Quel malheur que ces châteaux en Espagne, comme vous appelez ça, la Goualeuse, ne soient pas la vérité!» Sais-tu ce qu’elle m’a répondu, Martial? dit la Louve les yeux étincelants de joie.

– Non!

– Que Martial vous épouse, promettez de vivre honnêtement tous deux, et cette place, qui vous fait tant d’envie, je me fais fort de la lui faire obtenir, m’a-t-elle répondu.

– À moi, une place de garde?

– Oui… à toi…

– Mais tu as raison, c’est un rêve. S’il ne fallait que t’épouser pour avoir cette place, ma brave Louve, ça serait fait demain, si j’avais de quoi; car depuis aujourd’hui, vois-tu… tu es ma femme… ma vraie femme.

– Martial… je suis ta vraie femme?

– Ma vraie, ma seule, et je veux que tu m’appelles ton mari… c’est comme si le maire y avait passé.

– Oh! la Goualeuse avait raison… c’est fier à dire, mon mari! Martial… tu verras ta Louve au ménage, au travail, tu la verras…

– Mais cette place… est-ce que tu crois?…

– Pauvre petite Goualeuse, si elle se trompe… c’est sur les autres; car elle avait l’air de bien croire à ce qu’elle me disait… D’ailleurs, tantôt, en quittant la prison, l’inspectrice m’a dit que les protecteurs de la Goualeuse, gens très-haut placés, l’avaient fait sortir aujourd’hui même; ça prouve qu’elle a des bienfaiteurs puissants et qu’elle pourra tenir ce qu’elle m’a promis.

– Ah! s’écria tout à coup Martial en se levant, je ne sais pas à quoi nous pensons.

– Quoi donc?

– Cette jeune fille… elle est en bas, mourante peut-être… et au lieu de la secourir… nous sommes là…

– Rassure-toi, François et Amandine sont auprès d’elle; ils seraient montés s’il y avait eu plus de danger. Mais tu as raison, allons la trouver; il faut que tu la voies, celle à qui nous devrons peut-être notre bonheur.

Et Martial, s’appuyant sur le bras de la Louve, descendit au rez-de-chaussée.

Avant de les introduire dans la cuisine, disons ce qui s’était passé depuis que Fleur-de-Marie avait été confiée aux soins des deux enfants.

III Le docteur Griffon

François et Amandine venaient de transporter Fleur-de-Marie près du feu de la cuisine, lorsque M. de Saint-Remy et le docteur Griffon, qui avaient abordé au moyen du bateau de Nicolas, entrèrent dans la maison.

Pendant que les enfants ranimaient le foyer et y jetaient quelques fagots de peuplier, qui, bientôt embrasés, répandirent une vive flamme, le docteur Griffon donnait à la jeune fille les soins les plus empressés.

– La malheureuse enfant a dix-sept ans à peine! s’écria le comte profondément attendri.

Puis, s’adressant au docteur:

– Eh bien, mon ami?

– On sent à peine les battements du pouls; mais, chose singulière, la peau de la face n’est pas colorée en bleu chez ce sujet, comme cela arrive ordinairement après une asphyxie par submersion, répondit le docteur avec un sang-froid imperturbable, en considérant Fleur-de-Marie d’un air profondément méditatif.

Le docteur Griffon était un grand homme maigre, pâle et complètement chauve, sauf deux touffes de rares cheveux noirs soigneusement ramenés de derrière la nuque et aplatis sur ses tempes; sa physionomie creusée, sillonnée par les fatigues de l’étude, était roide, intelligente et réfléchie.

D’un savoir immense, d’une expérience consommée, praticien habile et renommé, médecin en chef d’un hospice civil (où nous le retrouverons plus tard), le docteur Griffon n’avait qu’un défaut, celui de faire, si cela peut se dire, complètement abstraction du malade et de ne s’occuper que de la maladie: jeune ou vieux, femme ou homme, riche ou pauvre, peu lui importait; il ne songeait qu’au fait médical plus ou moins curieux ou intéressant, au point de vue scientifique, que lui offrait le sujet.

Il n’y avait pour lui que des sujets.

– Quelle figure charmante!… Combien elle est belle encore, malgré cette effrayante pâleur! dit M. de Saint-Remy en contemplant Fleur-de-Marie avec tristesse. Avez-vous jamais vu des traits plus doux, plus candides, mon cher docteur?… Et si jeune… si jeune!…

– L’âge ne signifie rien, dit brusquement le médecin, pas plus que la présence de l’eau dans les poumons, que l’on croyait autrefois mortelle… On se trompait grossièrement; les admirables expériences de Goodwin… du fameux Goodwin, l’ont prouvé de reste.

– Mais, docteur…

– Mais c’est un fait…, répliqua M. Griffon, absorbé par l’amour de son art. Pour reconnaître la présence d’un liquide étranger dans les poumons, Goodwin a plongé plusieurs fois des chats et des chiens dans des baquets d’encre pendant quelques secondes, les en a retirés vivants et a disséqué mes gaillards quelque temps après… Eh bien! il s’est convaincu par la dissection que l’encre avait pénétré dans les poumons, et que la présence de ce liquide dans les organes de la respiration n’avait pas causé la mort des sujets.

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