Haletante, épuisée, la Louve, agenouillée sur l’herbe à côté de Fleur-de-Marie, reprenait ses forces et examinait les traits de celle qu’elle venait d’arracher à la mort.
Qu’on juge de sa stupeur en reconnaissant sa compagne de prison.
Sa compagne qui avait eu sur sa destinée une influence si rapide, si bienfaisante… Dans son saisissement, la Louve un moment oublia Martial.
– La Goualeuse! s’écria-t-elle.
Et, le corps penché, appuyé sur ses genoux et sur ses mains, la tête échevelée, ses vêtements ruisselants d’eau, elle contemplait la malheureuse enfant étendue, presque expirante, sur le gazon. Pâle, inanimée, les yeux demi-ouverts et sans regard, ses beaux cheveux blonds collés à ses tempes, les lèvres bleues, ses petites mains déjà roidies, glacées, on l’eût crue morte.
– La Goualeuse! répéta la Louve; quel hasard! Moi qui venais dire à mon homme le bien et le mal qu’elle m’a faits avec ses paroles et ses promesses, la résolution que j’avais prise! Pauvre petite, je la retrouve ici morte! Mais non, non! s’écria la Louve en s’approchant encore plus de Fleur-de-Marie, et sentant un souffle imperceptible s’échapper de sa bouche. Non! Mon Dieu! Mon Dieu! Elle respire encore, je l’ai sauvée de la mort… Ça ne m’était jamais arrivé de sauver quelqu’un. Ah! ça fait du bien, ça réchauffe. Oui, mais mon homme, il faut le sauver aussi, lui. Peut-être qu’il râle à cette heure. Sa mère et son frère sont capables de l’assassiner. Je ne peux pas pourtant laisser là cette pauvre petite, je vais l’emporter chez la veuve; il faudra bien qu’elle la secoure et qu’elle me montre Martial, ou je brise tout, je tue tout. Oh! il n’y a ni mère, ni sœur, ni frère qui tiennent quand je sens mon homme là!
Et, se relevant aussitôt, la Louve emporta Fleur-de-Marie dans ses bras.
Chargée de ce léger fardeau, elle courut vers la maison, ne doutant pas que la veuve et sa fille, malgré leur méchanceté, ne donnassent les premiers secours à Fleur-de-Marie.
Lorsque la maîtresse de Martial fut arrivée au point culminant de l’île, d’où elle pouvait découvrir les deux rives de la Seine, Nicolas, sa mère et Calebasse s’étaient éloignés.
Certains de l’accomplissement de leur double meurtre, ils se rendirent en toute hâte chez Bras-Rouge.
À ce moment aussi un homme qui, embusqué dans un des enfoncements du rivage cachés par le four à plâtre, avait invisiblement assisté à cette horrible scène, disparaissait, croyant, ainsi que les meurtriers, le crime exécuté.
Cet homme était Jacques Ferrand.
Un des bateaux de Nicolas se balançait amarré à un pieu du rivage, à l’endroit où s’étaient embarquées la Goualeuse et M meSéraphin.
À peine Jacques Ferrand quittait-il le four à plâtre pour regagner Paris, que M. de Saint-Remy et le docteur Griffon passaient en hâte le pont d’Asnières, accourant vers l’île, comptant s’y rendre à l’aide du bateau de Nicolas qu’ils avaient aperçu de loin.
À sa grande surprise, en arrivant auprès de la maison des ravageurs, la Louve trouva la porte fermée.
Déposant sous la tonnelle Fleur-de-Marie toujours évanouie, elle s’approcha de la maison. Elle connaissait la croisée de la chambre de Martial; quelle fut sa surprise de voir les volets de cette fenêtre couverts de plaques de tôle et assujettis au-dehors par deux barres de fer!
Devinant une partie de la vérité, la Louve poussa un cri rauque, retentissant, et se mit à appeler de toutes ses forces:
– Martial! Mon homme!…
Rien ne lui répondit.
Épouvantée de ce silence, la Louve se mit à tourner, à tourner autour du logis comme une bête sauvage qui flaire et cherche en rugissant l’entrée de la tanière où est enfermé son mâle.
De temps en temps elle criait:
– Mon homme, es-tu là? Mon homme!!!
Et, dans sa rage, elle ébranlait les barreaux de la fenêtre de la cuisine, elle frappait la muraille, elle heurtait à la porte.
Tout à coup un bruit sourd lui répondit de l’intérieur de la maison.
La Louve tressaillit, écouta.
Le bruit cessa.
– Mon homme m’a entendue, il faut que j’entre, quand je devrais ronger la porte avec mes dents.
Et elle se mit de nouveau à pousser son cri sauvage.
Plusieurs coups frappés, mais faiblement, à l’intérieur des volets de Martial, répondirent aux hurlements de la Louve.
– Il est là! s’écria-t-elle en s’arrêtant brusquement sous la fenêtre de son amant, il est là! S’il le faut, j’arracherai la tôle avec mes ongles, mais j’ouvrirai ces volets.
Ce disant, elle avisa une grande échelle à demi engagée derrière un des contrevents de la salle basse; en attirant violemment ce contrevent à elle, la Louve fit tomber la clef cachée par la veuve sur le bord de la croisée.
– Si elle ouvre, dit la Louve en essayant la clef dans la serrure de la porte d’entrée, je pourrai monter à sa chambre. Ça ouvre, s’écria-t-elle avec joie, mon homme est sauvé!
Une fois dans la cuisine, elle fut frappée des cris des deux enfants qui, renfermés dans le caveau et entendant un bruit extraordinaire, appelaient à leur secours.
La veuve, croyant que personne ne viendrait dans l’île ou dans la maison pendant son absence, s’était contentée d’enfermer François et Amandine à double tour, laissant la clef à la serrure.
Mis en liberté par la Louve, le frère et la sœur sortirent précipitamment du caveau.
– Ô la Louve! Sauvez mon frère Martial, ils veulent le faire mourir! s’écria François; depuis deux jours ils l’ont muré dans sa chambre.
– Ils ne lui ont pas fait de blessures?
– Non, non, je ne crois pas.
– J’arrive à temps! s’écria la Louve en courant à l’escalier; puis, s’arrêtant après avoir gravi quelques marches: Et la Goualeuse que j’oublie! dit-elle. Amandine, du feu tout de suite; toi et ton frère, apportez ici près de la cheminée une pauvre fille qui se noyait; je l’ai sauvée. Elle est sous la tonnelle. François, un merlin, une hache, une barre de fer, que j’enfonce la porte de mon homme!
– Il y a là le merlin à fendre le bois, mais c’est trop lourd pour vous, dit le jeune garçon en traînant avec peine un énorme marteau.
– Trop lourd! s’écria la Louve; et elle enleva sans peine cette masse de fer qu’en toute autre circonstance elle eût peut-être difficilement soulevée.
Puis, montant l’escalier quatre à quatre, elle répéta aux deux enfants:
– Courez chercher la jeune fille et approchez-la du feu.
En deux bonds la Louve fut au fond du corridor, à la porte de Martial.
– Courage, mon homme, voilà ta Louve! s’écria-t-elle; et levant le marteau à deux mains, d’un coup furieux elle ébranla la porte.
– Elle est clouée en dehors. Arrache les clous, s’écria Martial d’une voix faible.
Se jetant aussitôt à genoux dans le corridor, à l’aide du bec du merlin et de ses ongles qu’elle meurtrit, de ses doigts qu’elle déchira, la Louve parvint à arracher du plancher et du chambranle plusieurs clous énormes qui condamnaient la porte.
Enfin cette porte s’ouvrit.
Martial, pâle, les mains ensanglantées, tomba presque sans mouvement dans les bras de la Louve.
– Enfin je te vois, je te tiens, je t’ai…, s’écria la Louve en recevant et en serrant Martial dans ses bras, avec un accent de possession et de joie d’une énergie sauvage; puis, le soutenant, le portant presque, elle l’aida à s’asseoir sur un banc placé dans le corridor.
Pendant quelques minutes Martial resta faible, hagard, cherchant à se remettre de cette violente secousse qui avait épuisé ses forces défaillantes.
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