«Lorsque mon père reprit ses sens, tout ce qui venait de se passer lui parut un rêve horrible. Je fus dans la triste nécessité de lui raconter mes premiers soupçons sur la mort prématurée de ma mère, soupçons que votre connaissance des premiers crimes du docteur Polidori, monseigneur, avait changés en certitude.
«Je dus dire aussi à mon père comment ma belle-mère m’avait poursuivie de sa haine jusque dans mon mariage, et quel avait été son but en me faisant épouser M. d’Harville…
«Autant mon père s’était montré faible, aveugle à l’égard de cette femme, autant il voulait se montrer impitoyable envers elle; il s’accusait avec désespoir d’avoir été presque le complice de ce monstre en lui donnant sa main après la mort de ma mère; il voulait livrer M med’Orbigny aux tribunaux; je lui représentai le scandale odieux d’un tel procès, dont l’éclat serait si fâcheux pour lui; je l’engageai à chasser pour jamais ma belle-mère de sa présence, en lui assurant seulement ce qui lui était nécessaire pour vivre, puisqu’elle portait son nom.
«J’eus assez de peine à obtenir de mon père ces résolutions modérées; il voulut me charger de la chasser de la maison. Cette mission m’était doublement pénible; je songeai que sir Walter voudrait peut-être bien s’en charger… Il y consentit.
– Et j’y ai pardieu consenti avec joie, monseigneur, dit Murph à Rodolphe; rien ne me plaît davantage que de donner aux méchants cette espèce d’extrême-onction…
– Et qu’a dit cette femme?
– M med’Harville avait en effet poussé la bonté jusqu’à demander à son père une pension de cent louis pour cette infâme; ceci me parut non pas de la bonté, mais de la faiblesse: il était déjà mal de dérober à la justice une si dangereuse créature. J’allai trouver le comte, il adopta parfaitement mes observations; il fut convenu qu’on donnerait, en tout et pour tout, vingt-cinq louis à l’infâme pour la mettre à même d’attendre un emploi ou du travail.
«- Et à quel emploi, à quel travail, moi, comtesse d’Orbigny, pourrai-je me livrer? me demanda-t-elle insolemment.
«- Ma foi, c’est votre affaire! Vous serez quelque chose comme garde-malade ou gouvernante; mais, croyez-moi, recherchez le métier le plus humble, le plus obscur; car si vous aviez l’audace de dire votre nom, ce nom que vous devez à un crime, on s’étonnerait de voir la comtesse d’Orbigny réduite à une telle condition; on s’informerait et vous jugez des conséquences, si vous étiez assez insensée pour ébruiter le passé. Cachez-vous donc au loin; faites-vous surtout oublier; devenez M mePierre ou M meJacques, et repentez-vous…, si vous pouvez.
«- Et vous croyez, monsieur, me dit-elle, ayant sans doute ménagé ce coup de théâtre, que je ne réclamerai pas les avantages que m’assure mon contrat de mariage?
«- Comment donc, madame! rien de plus juste; il serait indigne à M. d’Orbigny de ne pas exécuter ses promesses, et de méconnaître tout ce que vous avez fait, et surtout ce que vous vouliez faire pour lui… Plaidez… plaidez, adressez-vous à la justice; je ne doute pas qu’elle ne vous donne raison contre votre mari…»
«Un quart d’heure après notre entretien, la créature était en route pour la ville voisine.
– Tu as raison, il est pénible de laisser presque impunie une aussi détestable mégère; mais le scandale d’un procès… pour ce vieillard déjà si affaibli… Il n’y fallait pas songer.
«J’ai facilement décidé mon père à quitter Les Aubiers aujourd’hui même, reprit Rodolphe, continuant de lire la lettre de M med’Harville; de trop tristes souvenirs le poursuivraient ici. Quoique sa santé soit chancelante, les distractions d’un voyage de quelques jours, le changement d’air ne peuvent que lui être favorables, a dit le médecin que le docteur Polidori avait remplacé, et que j’ai fait aussitôt mander à la ville voisine. Mon père a voulu qu’il analysât le contenu du flacon, sans lui rien dire de ce qui s’était passé; le médecin répondit qu’il ne pouvait s’occuper de cette opération que chez lui, et qu’avant deux heures nous saurions le résultat de l’expérience. Le résultat fut que plusieurs doses de cette liqueur, composée avec un art infernal, pouvaient, en un temps donné, causer la mort sans laisser néanmoins d’autres traces que celles d’une maladie ordinaire que le médecin nomma.
«Dans quelques heures, monseigneur, je pars avec mon père et ma fille pour Fontainebleau; nous y resterons quelque temps, puis, selon le désir de mon père, nous reviendrons à Paris, mais non pas chez moi; il me serait impossible d’y demeurer après le déplorable accident qui s’y est passé.
«Ainsi que je vous l’ai dit, monseigneur, en commençant cette lettre, les faits vous prouvent tout ce que je dois encore à votre inépuisable sollicitude… Prévenue par vous, aidée de vos conseils, forte de l’appui de votre excellent et courageux sir Walter, j’ai pu arracher mon père à un péril certain, et je suis assurée du retour de sa tendresse…
«Adieu, monseigneur; il m’est impossible de vous en dire davantage, mon cœur est trop plein, trop d’émotions l’agitent, je vous exprimerais mal tout ce qu’il ressent.
«D’ORBIGNY D’HARVILLE»
«Je rouvre cette lettre à la hâte, monseigneur, pour réparer un oubli dont je suis confuse. En cherchant, d’après vos nobles inspirations, quelque bien à faire, j’étais allée à la prison de Saint-Lazare visiter de pauvres prisonnières; j’y ai trouvé une malheureuse enfant à laquelle vous vous êtes intéressé… Sa douceur angélique, sa pieuse résignation font l’admiration des respectables femmes qui surveillent les détenues… Vous apprendre où est la Goualeuse (tel est son surnom si je ne me trompe), c’est vous mettre à même d’obtenir à l’instant sa liberté; cette infortunée vous racontera par quel concours de circonstances sinistres, enlevée de l’asile où vous l’aviez placée, elle a été jetée dans cette prison, où du moins elle a su faire apprécier la candeur de son caractère.
«Permettez-moi de vous rappeler aussi mes deux futures protégées, monseigneur, cette malheureuse mère et sa fille, dépouillées par le notaire Ferrand… Où sont-elles? Avez-vous eu quelques renseignements sur elles? Oh! de grâce, tâchez de retrouver leurs traces, et qu’à mon retour à Paris je puisse leur payer la dette que j’ai contractée envers tous les malheureux!…
– La Goualeuse a donc quitté la ferme de Bouqueval, monseigneur? s’écria Murph, aussi étonné que Rodolphe de cette nouvelle révélation.
– Tout à l’heure encore on vient de me dire l’avoir vue sortir de Saint-Lazare, répondit Rodolphe. Ma tête s’y perd: le silence de M meGeorges me confond et m’inquiète… Pauvre petite Fleur-de-Marie! quels nouveaux malheurs sont donc venus la frapper? Fais monter un homme à cheval à l’instant; qu’il se rende en hâte à la ferme, et écris à M meGeorges que je la prie instamment de venir à Paris; dis aussi à M. de Graün de m’obtenir une permission pour entrer à Saint-Lazare… D’après ce que me dit M med’Harville, Fleur-de-Marie y serait détenue. Mais non, reprit Rodolphe en réfléchissant, elle n’y est plus prisonnière, car Rigolette l’a vue sortir de cette prison avec une femme âgée. Serait-ce M meGeorges? Sinon quelle est cette femme? Où est allée la Goualeuse [7]?
– Patience, monseigneur; avant ce soir vous saurez à quoi vous en tenir; puis, demain, il vous faudra interroger ce misérable Polidori; il a, dit-il, d’importantes révélations à vous faire, mais à vous seul…
– Cette entrevue me sera odieuse, dit tristement Rodolphe, car je n’ai pas revu cet homme depuis le jour fatal… où j’ai…
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