«Perdant complètement l’esprit, cette femme voulut, une seconde fois, presque par force, m’empêcher de sortir de ma chambre… Cette incroyable résistance redoubla ma frayeur, je me dégageai de ses mains. Connaissant l’appartement de mon père, j’y courus rapidement: j’entrai…
«Ô monseigneur! de ma vie je n’oublierai cette scène et le tableau qui s’offrit à ma vue…
«Mon père, presque méconnaissable, pâle, amaigri, la souffrance peinte sur tous les traits, la tête renversée sur un oreiller, était étendu dans un grand fauteuil…
«Au coin de la cheminée, debout auprès de lui, le docteur Polidori s’apprêtait à verser dans une tasse que lui présentait une garde-malade quelques gouttes d’une liqueur contenue dans un petit flacon de cristal qu’il tenait à la main…
«Sa longue barbe rousse donnait une expression plus sinistre encore à sa physionomie. J’entrai si précipitamment qu’il fit un geste de surprise, échangea un regard d’intelligence avec ma belle-mère qui me suivait en hâte, et au lieu de faire prendre à mon père la potion qu’il lui avait préparée, il posa brusquement le flacon sur la cheminée.
«Guidée par un instinct dont il m’est encore impossible de me rendre compte, mon premier mouvement fut de m’emparer de ce flacon.
«Remarquant aussitôt la surprise et la frayeur de ma belle-mère et de Polidori, je me félicitai de mon action. Mon père, stupéfait, semblait irrité de me voir, je m’y attendais. Polidori me lança un coup d’œil féroce; malgré la présence de mon père et celle de la garde-malade, je craignis que ce misérable, voyant son crime presque découvert, ne se portât contre moi à quelque extrémité.
«Je sentis le besoin d’un appui dans ce moment décisif, je sonnai: un des gens de mon père accourut; je le priai de dire à mon valet de chambre (il était prévenu) d’aller chercher quelques objets que j’avais laissés au tournebride; sir Walter Murph savait que, pour ne pas éveiller les soupçons de ma belle-mère dans le cas où je serais obligée de donner mes ordres devant elle, j’emploierais ce moyen pour le mander auprès de moi…
«La surprise de mon père, de ma belle-mère, était telle que le domestique sortit avant qu’ils eussent pu dire un mot: je fus rassurée; au bout de quelques instants sir Walter Murph serait auprès de moi…
«- Qu’est-ce que cela signifie? me dit enfin mon père d’une voix faible, mais impérieuse et courroucée. Vous ici, Clémence… sans que je vous y aie appelée?… Puis à peine arrivée vous vous emparez du flacon qui contient la potion que le docteur allait me donner… M’expliquerez-vous cette folie?
«- Sortez, dit ma belle-mère à la garde-malade.
«Cette femme obéit.
«- Calmez-vous, mon ami, reprit ma belle-mère en s’adressant à mon père; vous le savez, la moindre émotion pourrait vous être nuisible. Puisque votre fille vient ici malgré vous, et que sa présence vous est désagréable, donnez-moi votre bras, je vous conduirai dans le petit salon; pendant ce temps-là notre bon docteur fera comprendre à M med’Harville ce qu’il y a d’imprudent, pour ne pas dire plus, dans sa conduite…
«Et elle jeta un regard significatif à son complice.
«Je compris le dessein de ma belle-mère. Elle voulait emmener mon père et me laisser seule avec Polidori, qui, dans ce cas extrême, aurait sans doute employé la violence pour m’arracher le flacon qui pouvait fournir une preuve évidente de ses projets criminels.
«- Vous avez raison, dit mon père à ma belle-mère. Puisqu’on vient me poursuivre jusque chez moi, sans respect pour mes volontés, je laisserai la place libre aux importuns…
«Et se levant avec peine il accepta le bras que lui offrait ma belle-mère et fit quelques pas vers le petit salon.
«À ce moment, Polidori s’avança vers moi; mais, me rapprochant aussitôt de mon père, je lui dis:
«- Je vais vous expliquer ce qu’il y a d’imprévu dans mon arrivée et d’étrange dans ma conduite… Depuis hier je suis veuve… Depuis hier je sais que vos jours sont menacés, mon père.
«Il marchait péniblement courbé. À ces mots, il s’arrêta, se redressa vivement et, me regardant avec un étonnement profond, il s’écria:
«- Vous êtes veuve… mes jours sont menacés!… Qu’est-ce que cela signifie?
«- Et qui ose menacer les jours de M. d’Orbigny, madame? me demanda audacieusement ma belle-mère.
«- Oui, qui les menace?… ajouta Polidori.
«- Vous, monsieur; vous, madame, répondis-je.
«- Quelle horreur!… s’écria ma belle-mère en faisant un pas vers moi.
«- Ce que je dis, je le prouverai, madame, lui répondis-je.
«- Mais une telle accusation est épouvantable! s’écria mon père.
«- Je quitte à l’instant cette maison, puisque j’y suis exposé à de si atroces calomnies! dit le docteur Polidori avec l’indignation apparente d’un homme outragé dans son honneur. Commençant à sentir le danger de sa position, il voulait fuir sans doute.
«Au moment où il ouvrait la porte, il se trouva face à face avec sir Walter Murph…
Rodolphe, s’interrompant de lire, tendit la main au squire et lui dit:
– Très-bien, mon vieil ami, ta présence a dû foudroyer ce misérable.
– C’est le mot, monseigneur… Il est devenu livide… et a fait deux pas en arrière en me regardant avec stupeur; il semblait anéanti… Me retrouver au fond de la Normandie, dans un moment pareil!… Il croyait faire un mauvais rêve… Mais continuez, monseigneur, vous allez voir que cette infernale comtesse d’Orbigny a eu aussi son tour de foudroiement, grâce à ce que vous m’aviez appris de sa visite au charlatan Bradamanti-Polidori dans la maison de la rue du Temple… Car, après tout, c’est vous qui agissiez… ou plutôt je n’étais que l’instrument de votre pensée… aussi, jamais, je vous le jure, vous ne vous êtes plus heureusement et plus justement substitué à l’indolente Providence que dans cette occasion.
Rodolphe sourit et continua la lecture de la lettre de M med’Harville:
«À la vue de sir Walter Murph, Polidori resta pétrifié; ma belle-mère tombait de surprise en surprise; mon père, ému de cette scène, affaibli par la maladie, fut obligé de s’asseoir dans un fauteuil. Sir Walter ferma à double tour la porte par laquelle il était entré; et se plaçant devant celle qui conduisait à un autre appartement, afin que le docteur Polidori ne pût s’échapper, il dit à mon pauvre père avec l’accent du plus profond respect:
«- Mille pardons, monsieur le comte, de la licence que je prends; mais une impérieuse nécessité, dictée par votre seul intérêt (et vous allez bientôt le reconnaître), m’oblige à agir ainsi… Je me nomme sir Walter Murph, ainsi que peut vous l’affirmer ce misérable, qui à ma vue tremble de tous ses membres: je suis le conseiller intime de S. A. R. monseigneur le grand-duc régnant de Gerolstein.
«- Cela est vrai, dit le docteur Polidori en balbutiant, éperdu de frayeur.
«- Mais alors, monsieur… que venez-vous faire ici? Que voulez-vous?
«- Sir Walter Murph, repris-je en m’adressant à mon père, vient se joindre à moi pour démasquer les misérables dont vous avez failli être victime.
«Puis, remettant à sir Walter le flacon de cristal, j’ajoutai: – J’ai été assez bien inspirée pour m’emparer de ce flacon au moment où le docteur Polidori allait verser quelques gouttes de la liqueur qu’il contient dans une potion qu’il offrait à mon père.
«- Un praticien de la ville voisine analysera devant vous le contenu de ce flacon; et s’il est prouvé qu’il renferme un poison lent et sûr, dit Walter Murph à mon père, il ne pourra plus vous rester de doute sur les dangers que vous couriez, et que la tendresse de madame votre fille a heureusement prévenus.
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