Eugène Sue - Les Mystères De Paris Tome IV

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Voici un roman mythique, presque à l'égal du Comte de Monte-Cristo ou des Trois mousquetaires, un grand roman d'aventures, foisonnant, qui nous décrit un Paris mystérieux et inconnu, dévoilé dans ses recoins les plus secrets, un Paris exotique où les apaches de Paris remplacent ceux de l'Amérique.
Errant dans les rues sombres et dangereuses de la Cité, déguisé en ouvrier, le prince Rodolphe de Gérolstein sauve une jeune prostituée, Fleur-de-Marie, dite la Goualeuse, des brutalités d'un ouvrier, le Chourineur. Sans rancune contre son vainqueur, le Chourineur entraîne Rodolphe et Fleur-de-Marie dans un tripot, Au Lapin Blanc. Là, le Chourineur et Fleur-de-Marie content leur triste histoire à Rodolphe. Tous deux, livrés dès l'enfance à l'abandon et à la misère la plus atroce, malgré de bons instincts, sont tombés dans la dégradation: le meurtre pour le Chourineur, dans un moment de violence incontrôlée, la prostitution pour Fleur-de-Marie. Rodolphe se fait leur protecteur et entreprend de les régénérer en les arrachant à l'enfer du vice et de la misère où ils sont plongés…

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– Aussi vous reproche-t-on d’avoir perdu sa trace.

– Toujours des reproches! monsieur Narcisse… toujours!

– Ce ne sont pas les raisons qui manquent… Et la contrebande?…

– Ne faut-il pas que je connaisse un peu de toutes sortes de gens, des contrebandiers comme d’autres, pour vous mettre sur la voie?… Je vous ai dénoncé ce tuyau à introduire les liquides, établi en dehors de la barrière du Trône et aboutissant dans une maison de la rue…

– Je sais tout cela, dit Narcisse en interrompant Bras-Rouge; mais, pour un que vous dénoncez, vous en faites peut-être échapper dix; et vous continuez impunément votre trafic… Je suis sûr que vous mangez à deux râteliers, comme on dit.

– Ah! monsieur Narcisse… je suis incapable d’une faim aussi malhonnête…

– Et ce n’est pas tout; rue du Temple, n° 17, loge une femme Burette, prêteuse sur gages, que l’on accuse d’être votre receleuse particulière, à vous.

– Que voulez-vous que j’y fasse, monsieur Narcisse? on dit tant de choses, le monde est si méchant… Encore une fois, il faut bien que je fraie avec le plus grand nombre de coquins possible, que j’aie même l’air de faire comme eux… pis qu’eux, pour ne pas leur donner de soupçons… Mais ça me navre de les imiter… ça me navre… Il faut que je sois bien dévoué au service, allez… pour me résigner à ce métier-là…

– Pauvre cher homme… je vous plains de toute mon âme.

– Vous riez, monsieur Narcisse… Mais si l’on croit ça, pourquoi n’a-t-on pas fait une descente chez la mère Burette et chez moi?

– Vous le savez bien… pour ne pas effaroucher ces bandits, que vous nous promettez de nous livrer depuis si longtemps.

– Et je vais vous les livrer, monsieur Narcisse; avant une heure, ils seront ficelés… et sans trop de peine, car il y a trois femmes; quant à Barbillon et à Nicolas Martial, ils sont féroces comme des tigres, mais lâches comme des poules.

– Tigres ou poules, dit Narcisse en entr’ouvrant sa longue redingote et montrant la crosse de deux pistolets qui sortaient des goussets de son pantalon, j’ai là de quoi les servir.

– Vous ferez toujours bien de prendre deux de vos hommes avec vous, monsieur Narcisse; quand ils se voient acculés, les plus poltrons deviennent quelquefois des enragés.

– Je placerai deux de mes hommes dans la petite salle basse, à côté de celle où vous ferez entrer la courtière… au premier cri, je paraîtrai à une porte, les deux hommes à l’autre.

– Il faut vous hâter, car la bande va arriver d’un moment à l’autre, monsieur Narcisse.

– Soit, je vais poster mes hommes. Pourvu que ce ne soit pas encore pour rien, cette fois…

L’entretien fut interrompu par un sifflement particulier destiné à servir de signal.

Bras-Rouge s’approcha d’une fenêtre pour voir quelle personne Tortillard annonçait.

– Tenez, voilà déjà la Chouette. Eh bien! me croyez-vous, à présent, monsieur Narcisse?

– C’est déjà quelque chose, mais ce n’est pas tout; enfin, nous verrons; je cours placer mes hommes.

Et l’agent de sûreté disparut par une porte latérale.

VI La Chouette

La précipitation de la marche de la Chouette, les ardeurs féroces d’une fièvre de rapine et de meurtre qui l’animaient encore avaient empourpré son hideux visage; son œil vert étincelait d’une joie sauvage.

Tortillard la suivait sautillant et boitant.

Au moment où elle descendait les dernières marches de l’escalier, le fils de Bras-Rouge, par une méchante espièglerie, posa son pied sur les plis traînants de la robe de la Chouette.

Ce brusque temps d’arrêt fit trébucher la vieille. Ne pouvant se retenir à la rampe, elle tomba sur ses genoux, les deux mains tendues en avant, abandonnant son précieux cabas, d’où s’échappa un bracelet d’or garni d’émeraudes et de perles fines…

La Chouette, s’étant dans sa chute quelque peu excorié les doigts, ramassa le bracelet qui n’avait pas échappé à la vue perçante de Tortillard, se releva et se précipita furieuse sur le petit boiteux qui s’approchait d’elle d’un air hypocrite en lui disant:

– Ah! mon Dieu! le pied vous a donc fourché?

Sans lui répondre, la Chouette saisit Tortillard par les cheveux et, se baissant au niveau de sa joue, le mordit avec rage; le sang jaillit sous sa dent.

Chose étrange! Tortillard, malgré sa méchanceté, malgré le ressentiment d’une cruelle douleur, ne poussa pas une plainte, pas un cri…

Il essuya son visage ensanglanté et dit en riant d’un air forcé:

– J’aime mieux que vous ne m’embrassiez pas si fort une autre fois… hé… la Chouette…

– Méchant petit momacque, pourquoi as-tu mis exprès ton pied sur ma robe… pour me faire tomber?

– Moi! ah bien! par exemple… je vous jure que je ne l’ai pas fait exprès, ma bonne Chouette. Plus souvent que votre petit Tortillard aurait voulu vous faire du mal… il vous aime trop pour cela; vous avez beau le battre, le brusquer, le mordre, il vous est attaché comme le pauvre petit chien l’est à son maître, dit l’enfant d’une voix pateline et doucereuse.

Trompée par l’hypocrisie de Tortillard, la Chouette le crut et lui répondit:

– À la bonne heure! si je t’ai mordu à tort, ce sera pour toutes les autres fois que tu l’aurais mérité, brigand… Allons, vive la joie!… Aujourd’hui je n’ai pas de rancune… Où est ton filou de père?

– Dans la maison… Voulez-vous que j’aille le chercher?…

– Non. Les Martial sont-ils venus?

– Pas encore…

– Alors j’ai le temps de descendre chez Fourline; j’ai à lui parler, au vieux sans yeux…

– Vous allez au caveau du Maître d’école? dit Tortillard en dissimulant à peine une joie diabolique.

– Qu’est-ce que ça te fait?

– À moi?

– Oui, tu m’as demandé cela d’un drôle d’air?

– Parce que je pense à quelque chose de drôle.

– Quoi?

– C’est que vous devriez bien au moins lui apporter un jeu de cartes pour le désennuyer, reprit Tortillard d’un air narquois; ça le changerait un peu… il ne joue qu’à être mordu par les rats! À ce jeu-là il gagne toujours, et à la fin ça lasse.

La Chouette rit aux éclats de ce lazzi et dit au petit boiteux:

– Amour de momacque à sa maman… je ne connais pas un moutard pour avoir déjà plus de vice que ce gueux-là… Va chercher une chandelle, tu m’éclaireras pour descendre chez Fourline… et tu m’aideras à ouvrir sa porte… tu sais bien qu’à moi toute seule je ne peux pas seulement la pousser.

– Ah bien! non, il fait trop noir dans la cave, dit Tortillard en hochant la tête.

– Comment! Comment! Toi qui es mauvais comme un démon, tu serais poltron?… Je voudrais bien voir ça… allons, va vite, et dis à ton père que je vas revenir tout à l’heure… que je suis avec Fourline… que nous causons de la publication des bans pour notre mariage… eh! eh! eh! ajouta le monstre en ricanant, voyons, dépêche-toi, tu seras garçon de noce, et si tu es gentil c’est toi qui prendras ma jarretière…

Tortillard alla chercher une lumière d’un air maussade.

En l’attendant, la Chouette, toute à l’ivresse du succès de son vol, plongea sa main droite dans son cabas pour y manier les bijoux précieux qu’il renfermait.

C’était pour cacher momentanément ce trésor qu’elle voulait descendre dans le caveau du Maître d’école, et non pour jouir, selon son habitude, des tourments de sa nouvelle victime.

Nous dirons tout à l’heure pourquoi, du consentement de Bras-Rouge, la Chouette avait relégué le Maître d’école dans ce même réduit souterrain où ce brigand avait autrefois précipité Rodolphe.

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