La loi étant impuissante à réprimer l’inceste, comment, je le demande, atteindra-t-elle le père qui, usant de son droit de chef de la communauté, poussera sa fille au déshonneur, afin de profiter du prix de la honte de cette malheureuse?
Veut-on un autre exemple de l’impossibilité où sont les classes pauvres de jouir du bénéfice de certaines lois civiles?
Voici un fait qui s’est passé le 8 de ce mois:
Une rixe s’engage entre deux hommes; l’un reçoit un coup dangereux, dont il meurt.
Je lis dans le journal qui rend compte des assises [38]:
«… On introduit la veuve de la victime, jeune femme de vingt-cinq ans, vêtue en grand deuil, et d’une pâleur mortelle.
« Demande . – Avant de s’aliter, votre mari n’était-il pas venu au parquet de M. le procureur du roi pour porter plainte et pour déclarer qu’il se portait partie civile?
« Réponse . – Oui, monsieur le président; il voulait s’assurer, pour éviter d’aller à l’hospice, qu’il serait en état de payer son médecin en demandant des dommages et intérêts, car il ne doutait pas qu’il allait faire une maladie (en suite du coup qu’il avait reçu); mais, comme on lui demanda de DÉPOSER D’ABORD UNE SOMME QUE NOUS N’AVIONS PAS, NOUS AUTRES PAUVRES GENS, IL FALLUT RENONCER AU BÉNÉFICE DE LA LOI; et je vous le dis, messieurs, quelque temps après mon mari mourut à l’hôpital.
«La pauvre veuve se met à pleurer.
«M. LE PRÉSIDENT, avec bonté . – Venez, madame, venez vous asseoir au pied de la cour, à côté de votre avocat…»
Je le répète, ceci s’est passé hier…
J’avais dit, dans le même chapitre des Mystères de Paris , qu’au moins l’exécution capitale était infligée GRATIS…
On m’écrit à ce sujet:
«Voici, monsieur, ce qui est arrivé dans une ville du département de l’Oise, où j’ai une maison de campagne: un homme fut condamné à mort par la cour d’assises; il fut exécuté. Eh bien! monsieur, LES FRAIS D’EXÉCUTION FURENT TELS QUE SA MALHEUREUSE VEUVE FUT OBLIGÉE DE VENDRE SA VACHE ET SA PETITE MAISON POUR Y SUBVENIR…
«Ce fut grâce à une souscription ouverte par moi dans le pays, et généreusement remplie par nos braves paysans, que la pauvre femme dut de ne pas mourir de faim.»
Je n’aurais pas, monsieur, de nouveau soulevé ces questions sans les réclamations que je viens de signaler; l’extrême bienveillance dont elles étaient empreintes, l’autorité morale que leur donnaient le caractère et la position des personnes qui ont bien voulu me les adresser, motivaient cette réponse, ou plutôt cette preuve de déférence, toujours et seulement due à une critique loyale, intelligente et sérieuse… C’est pour cela qu’il ne me convient pas de répondre aux attaques dont les Mystères de Paris ont été hier l’objet à la tribune de la chambre des députés.
Permettez-moi, monsieur, de le répéter encore en terminant cette lettre: Oui, il est d’utiles, de grandes, d’importantes réformes à introduire dans certaines parties de la législation; et pour revenir au sujet précédent:
Le jugement de police correctionnelle qui condamnerait un homme accusé de violences graves envers sa femme ne pourrait-il pas, À LA DEMANDE DE LA FEMME DONT LA PAUVRETÉ SERAIT CONSTATÉE, ENTRAÎNER VIRTUELLEMENT ET SANS FRAIS LA SÉPARATION DE CORPS?
Je livre cette proposition à l’examen des gens spéciaux.
Veuillez agréer, monsieur, l’assurance, etc.
EUGÈNE SUE.
Paris, le 13 juin.
****************
AU MÊME.
Monsieur,
Je reçois d’un haut fonctionnaire diplomatique français en Piémont la note suivante, qu’il me fait l’honneur de m’adresser au sujet de l’institution de l’AVOCAT DES PAUVRES. Cette belle institution, fondée en Piémont depuis plusieurs siècles, permet aux indigents d’intenter SANS FRAIS OU DROITS RÉGALIENS TOUTE ESPÈCE D’ACTION JUDICIAIRE TANT AU CIVIL QU’AU CRIMINEL.
Ainsi que je l’ai fait remarquer dans la première de ces notes, cette même législation si charitable et si réellement libérale et démocratique existe en Hollande, dans le duché de Modène et dans la plupart des légations.
Est-il permis d’espérer qu’un jour la chambre des députés, à qui toute initiative appartient, comprendra qu’il est au moins étrange qu’en France les classes pauvres et ouvrières soient incomparablement moins bien traitées que dans les États si souvent appelés DESPOTIQUES?
Il est du moins consolant de constater que des souverains en qui réside la toute-puissance veillent si paternellement, si pieusement aux intérêts des malheureux. En raison même du pouvoir presque absolu dont ils jouissent, ce sont ces princes que l’on doit personnellement glorifier, au nom de l’humanité, d’avoir maintenu ou fondé des institutions si généreuses.
Voici la note sur l’INSTITUTION DE L’AVOCAT DES PAUVRES, qui vous semblera, je l’espère, monsieur, digne d’un vif intérêt:
«L’institution d’un magistrat chargé, aux frais du gouvernement, de la défense des pauvres, tant au civil qu’au criminel, est très-ancienne dans les États de Piémont et de Savoie. On a, à ce sujet, une constitution du duc Amédée VIII, qui remonte au quatorzième siècle.
«Voici comment ce service est maintenant organisé:
«Il y a auprès de chaque sénat du royaume (Turin, Chambéry, Nice, Gênes et Casale) un bureau des pauvres qui se compose:
«1° D’un AVOCAT DES PAUVRES qui très-souvent a le grade de sénateur, avec un nombre proportionné de substituts, selon l’étendue de la juridiction du sénat: ces substituts sont tous avocats, ils font partie de la magistrature et passent ensuite à des places plus éminentes;
«2° D’un AVOUÉ DES PAUVRES assisté d’un certain nombre de substituts;
«3° De quelques secrétaires occupés de la tenue des registres.
«Le bureau des pauvres est d’abord chargé de la défense de tous les criminels; il a le privilège d’intervenir dans les procès qui se jugent par défaut; cependant il ne se sert que rarement de ce droit, et dans des cas extraordinaires: car autrement il y aurait lésion de la justice, et ce serait autoriser tous les prévenus à se soustraire aux mesures générales d’arrestation provisoire.
«L’avocat des pauvres intervient aux visites des prisons, qui sont prescrites deux fois par an au sénat.
«Le sénat se réunit dans une salle des prisons, assisté de l’avocat général, du greffier, etc., et là il entend toutes les réclamations des détenus; l’AVOCAT DES PAUVRES est autorisé à les appuyer et à les soutenir, s’il les juge raisonnables.
«Les prévenus ne peuvent pas refuser le patronage de l’avocat des pauvres. Le gouvernement a dicté cette mesure dans l’intérêt des prévenus, voulant qu’ils soient défendus et bien défendus. Maintenant ils sont libres d’associer à leur défense un autre jurisconsulte.
«Dans les affaires civiles, la partie qui veut être admise au BÉNÉFICE DES PAUVRES présente une requête au président du tribunal dans le ressort duquel elle veut intenter son action? cette requête est communiquée à l’avocat des pauvres, qui rend ses conclusions pour l’admission ou pour le rejet.
«Les conditions d’admissibilité sont: 1° L’INDIGENCE; elle est attestée par un certificat du maire ou de deux conseillers de la commune, légalisé par le juge de paix, qui est obligé de prendre des informations particulières, et d’attester qu’elle résulte de la vérité de ce qui est exprimé dans le certificat; 2° que l’action que veulent intenter les pauvres soit fondée en droit. Sur ce point, la plus grande circonspection est recommandée aux avocats des pauvres, afin que ce qui est un bénéfice pour les uns ne devienne pas un moyen de vexation pour les autres.
Читать дальше