Tout en m’encourageant avec une bienveillance sympathique, dont je suis aussi touché que reconnaissant, à persévérer dans la tâche que j’ai entreprise, ils m’engagent à écarter de mes assertions tout ce qui, en paraissant exagéré, pourrait diminuer la portée morale qu’ils reconnaissent à mon livre.
Permettez-moi, monsieur, de répondre à ce passage d’une lettre que M. ***, président d’un tribunal civil du ressort de la cour royale de Nancy, m’a fait l’honneur de m’écrire, ce passage résumant pour ainsi dire les diverses objections qui m’ont été adressées:
«Vous dites, monsieur, que la justice civile est TROP CHÈRE POUR LES PAUVRES GENS. Je crois que, dans son malheur, la femme dont vous peignez la triste situation avait un abri sûr contre la brutalité, les persécutions et les désordres de son mari; il lui suffisait de déposer sa plainte au parquet de M. le procureur du roi; des poursuites auraient été dirigées par ce magistrat au nom de la vindicte publique; et la répression eût été prompte et efficace, sans qu’il en coûtât rien à l’épouse; le mari pouvait être puni, la femme protégée. Avec le jugement obtenu en police correctionnelle contre son mari, pour délit de coups volontaires, elle avait la faculté d’intenter ensuite une action en séparation de corps pour sévices, et sa demande eût été nécessairement ACCUEILLIE à TRÈS-PEU DE FRAIS… car ici l’audition des témoins au civil devenait inutile: la seule production du jugement motivait la séparation.»
Nous reconnaissons tout ce qu’il y a de juste dans cette observation; mais nous croyons que le vice que nous avons signalé n’en subsiste pas moins.
En effet, LA FEMME EST TOUJOURS OBLIGÉE D’INTENTER UNE ACTION EN SÉPARATION DE CORPS; or, quoique cette demande soit accueillie à très-peu de frais, ces frais n’en sont pas moins si exorbitants relativement à la condition du pauvre, qu’il lui devient matériellement impossible de profiter du bénéfice de la loi.
Nous avions, d’après des autorités irrécusables, porté le chiffre de la somme nécessaire pour payer les frais d’une demande en séparation de corps à 4 ou 500 francs: en admettant que ces frais soient réduits de moitié, par la production du jugement obtenu en police correctionnelle pour sévices et violences, il restera toujours 200 francs de frais, 100 même si l’on veut… Eh bien! ceux qui connaissent la position des classes ouvrières diront comme nous que 100 francs est une somme non pas difficile, mais IMPOSSIBLE À RÉALISER, pour une mère de famille qui, gagnant à peine trente sous par jour, est obligée d’entretenir et de nourrir elle et ses enfants avec cette somme.
Pour réaliser 400 francs, il lui faudrait ne pas vivre, elle et sa famille, pendant plus de deux mois.
Un officier judiciaire nous a objecté qu’un magistrat pouvait, préventivement et en vertu de son pouvoir discrétionnaire, ordonner d’expulser un mari violent et débauché du domicile conjugal.
Soit: ceci est une mesure transitoire; mais la SÉPARATION LÉGALE, efficace, définitive, ne peut s’obtenir que par un jugement ressortissant d’un tribunal civil, et, nous le répétons, nous le prouvons, il est impossible aux pauvres de subvenir aux frais de ce jugement.
Nous convenons de notre peu d’autorité comme légiste; c’est le seul bon sens qui nous a toujours guidé dans nos nombreuses observations critiques: laissons parler un magistrat, auteur d’un noble et beau livre où respire la plus touchante, la plus intelligente philanthropie, unie à un sentiment religieux d’une haute élévation [37].
«Les pauvres ont le droit de plaider; mais devant les tribunaux civils il ne s’agit pas d’avancer 15 francs. Pour lancer une assignation, les frais sont énormes; peu de procès coûtent moins de 50 francs; il s’agit donc, pour le journalier, du prix de vingt-cinq journées de travail, c’est-à-dire que PENDANT VINGT-CINQ JOURS IL NE DONNERA PAS DE PAIN À SA FAMILLE, ou grèvera son avenir d’un passif qu’il payera Dieu sait quand. Que fera-t-il? Il ira chez le juge de paix, qui citera les parties par lettres; le défendeur ne se rendra pas devant le magistrat, l’ouvrier sera obligé de le faire assigner, c’est-à-dire qu’il faudra qu’il fasse l’avance des fonds nécessaires: indigence trouve peu de crédit. Si le journalier ne peut faire valoir ses droits, le débiteur abusera de cette misérable position; il ne le payera pas, ou le réduira à subir des transactions désastreuses.»
Et plus loin (page 274):
«Si l’ouvrier maltraite sa femme, s’il passe sa vie dans les cabarets et dans les maisons de débauche, s’il force sa compagne à travailler seule pour les faire vivre tous deux, s’il la CONTRAINT DE SE PROSTITUER AU PROFIT DE LA COMMUNAUTÉ, qui défendra cette malheureuse contre son infortune? Elle gagne 73 centimes à 1 franc par jour.»
Nous le répétons; si modérés que soient les frais de justice civile, ils sont matériellement inabordables aux classes pauvres.
Dans le même chapitre, nous tâchions de peindre les douleurs et l’effroi d’une malheureuse mère qui craint de voir son mari chercher un lucre infâme dans la prostitution de sa propre fille.
On nous écrit à ce sujet:
«Quant au projet de prostitution ou d’excitation à la débauche du père envers sa fille, il convient aussi de se pénétrer des dispositions de l’article 334 du Code, et vous serez convaincu, monsieur, que la société n’est pas désarmée en présence de si monstrueux attentats, et la prévoyance du législateur ne pouvait aller plus loin.»
À ceci, je me permettrai de répondre qu’ainsi que je l’ai prouvé:
Le père est admis à faire inscrire sa fille AU BUREAU DES MŒURS, sur le registre de la prostitution; le mari a le même pouvoir sur sa femme.
Enfin, je citerai les passages suivants du livre de M. Prosper Tarbé:
«… Aujourd’hui, si une jeune fille de ONZE ANS ET DEMI (et Dieu sait quelle raison, quelle expérience on peut avoir à cet âge!) est victime d’une séduction, si sa mère éplorée vient demander justice aux magistrats, on lui demande s’il y a eu publicité ou violence; et, si cette malheureuse répond négativement, on ne peut rien pour son cœur de mère profondément outragé, rien pour sa pauvre fille corrompue, déshonorée avant d’être femme, rien pour la société, qui voit avec indignation toutes les lois de la morale indignement méconnues. (Page 114).
«Longtemps j’ai refusé de croire à l’inceste; ce me semblait une fiction faite pour la tragédie… mais la vie judiciaire tue une à une toutes les illusions du cœur… Que de pauvres mères sont venues conter en pleurant qu’elles avaient pour rivales leurs propres filles!… D’autres se disent victimes des brutales amours de leurs fils… Faut-il dire que quelquefois j’ai vu le père et la fille maltraiter la mère et la chasser honteusement de sa propre maison pour y goûter en paix, si Dieu le permettait, leurs coupables amours!… Et lorsque ces misères sont connues d’un procureur du roi, LA LOI LE CONDAMNE À L’INACTION… Oh! c’est alors qu’on sent combien est vicieuse une législation qui laisse à la justice de Dieu le soin de punir des actes qui font tant de mal sur la terre!
«À la société qui demande vengeance, aux bonnes mœurs, à la religion, à la nature qui s’indignent, au malheureux qui pleure et vient demander justice et secours, l’homme de la loi doit répondre: JE NE PEUX RIEN… JE NE FERAI RIEN.
«Qu’on ne me dise pas que le ministère public peut faire des remontrances. Nul n’est censé ignorer la loi, cet adage est une vérité, et l’on sait bien maintenant répondre aux reproches du parquet: – La loi ne le défend pas, de quoi vous mêlez-vous?» (Pages 120 et 121.)
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