– Je le comprends; sachant à sa fille un appui tel que le vôtre, madame, ma pauvre amie a dû mourir plus tranquille…
– Non-seulement mon vif intérêt est à tout jamais acquis à M llede Fermont… mais sa fortune lui sera rendue…
– Sa fortune!… Comment? Le notaire…?
– A été forcé de restituer la somme… qu’il s’était appropriée par un crime horrible…
– Un crime?…
– Cet homme avait assassiné le frère de M mede Fermont pour faire croire que ce malheureux s’était suicidé après avoir dissipé la fortune de sa sœur…
– C’est horrible! mais c’est à n’y pas croire… et pourtant, par suite de mes soupçons sur le notaire, j’avais conservé de vagues doutes sur la réalité de ce suicide… car Renneville était l’honneur, la loyauté même. Et la somme que le notaire a restituée…?
– … Est déposée chez un prêtre vénérable, M. le curé de Bonne-Nouvelle; elle sera remise à M llede Fermont.
– Cette restitution ne suffit pas à la justice des hommes, madame! L’échafaud réclame ce notaire… car il n’a pas commis un meurtre, mais deux meurtres… La mort de M mede Fermont, les souffrances que sa fille endure sur ce lit d’hôpital, ont été causées par l’infâme abus de confiance de ce misérable!
– Et ce misérable a commis un autre meurtre aussi affreux, aussi atrocement combiné.
– Que dites-vous, madame?
– S’il s’est défait du frère de M mede Fermont par un prétendu suicide, afin de s’assurer l’impunité, il y a peu de jours il s’est défait d’une malheureuse jeune fille qu’il avait intérêt à perdre en la faisant noyer… certain qu’on attribuerait cette mort à un accident.
M. de Saint-Remy tressaillit, regarda M med’Harville avec surprise en songeant à Fleur-de-Marie et s’écria:
– Ah! mon Dieu, madame, quel étrange rapport!…
– Qu’avez-vous, monsieur?
– Cette jeune fille! où a-t-il voulu la noyer?
– Dans la Seine… près d’Asnières, m’a-t-on dit…
– C’est elle! c’est elle! s’écria M. de Saint-Remy.
– De qui parlez-vous, monsieur?
– De la jeune fille que ce monstre avait intérêt à perdre…
– Fleur-de-Marie!!!
– Vous la connaissez, madame?
– Pauvre enfant… je l’aimais tendrement… Ah! si vous saviez, monsieur, combien elle était belle et touchante… Mais comment se fait-il?…
– Le docteur Griffon et moi nous lui avons donné les premiers secours…
– Les premiers secours? À elle? Et où cela?
– À l’île du Ravageur… quand on l’a eu sauvée…
– Sauvée, Fleur-de-Marie… sauvée?
– Par une brave créature qui, au risque de sa vie, l’a retirée de la Seine… Mais qu’avez-vous, madame?
– Ah! monsieur, je n’ose croire encore à tant de bonheur… mais je crains encore d’être dupe d’une erreur… Je vous en supplie, dites-moi, cette jeune fille… comment est-elle?
– D’une admirable beauté… une figure d’ange.
– De grands yeux bleus… des cheveux blonds?
– Oui, madame.
– Et quand on l’a noyée… elle était avec une femme âgée.
– En effet, depuis hier seulement qu’elle a pu parler (car elle est encore bien faible), elle nous a dit cette circonstance… Une femme âgée l’accompagnait.
– Dieu soit béni! s’écria Clémence en joignant les mains avec ferveur, je pourrai lui apprendre que sa protégée vit encore [12]. Quelle joie pour lui, qui dans sa dernière lettre me parlait de cette pauvre enfant avec des regrets si pénibles!… Pardon, monsieur! mais si vous saviez combien ce que vous m’apprenez me rend heureuse… et pour moi, et pour une personne… qui, plus que moi encore, a aimé et protégé Fleur-de-Marie! Mais, de grâce, à cette heure… où est-elle?
– Près d’Asnières… dans la maison de l’un des médecins de cet hôpital… le docteur Griffon, qui, malgré des travers que je déplore, a d’excellentes qualités… car c’est chez lui que Fleur-de-Marie a été transportée; et depuis il lui a prodigué les soins les plus constants.
– Et elle est hors de tout danger?
– Oui, madame, depuis deux ou trois jours seulement. Et aujourd’hui on lui permettra d’écrire à ses protecteurs.
– Oh! c’est moi, monsieur… c’est moi qui me chargerai de ce soin… ou plutôt c’est moi qui aurai la joie de la conduire auprès de ceux qui, la croyant morte, la regrettent si amèrement.
– Je comprends ces regrets, madame… car il est impossible de connaître Fleur-de-Marie sans rester sous le charme de cette angélique créature: sa grâce et sa douceur exercent sur tous ceux qui l’approchent un empire indéfinissable… La femme qui l’a sauvée, et qui depuis l’a veillée jour et nuit comme elle aurait veillé son enfant, est une personne courageuse et dévouée, mais d’un caractère si habituellement emporté qu’on l’a surnommée la Louve… jugez! Eh bien! un mot de Fleur-de-Marie la bouleverse… Je l’ai vue sangloter, pousser des cris de désespoir, lorsque ensuite d’une crise fâcheuse le docteur Griffon avait presque désespéré de la vie de Fleur-de-Marie.
– Cela ne m’étonne pas… je connais la Louve.
– Vous, madame? dit M. de Saint-Remy surpris, vous connaissez la Louve [13]?
– En effet, cela doit vous étonner, monsieur, dit la marquise en souriant doucement; car Clémence était heureuse… oh! bien heureuse… en songeant à la douce surprise qu’elle ménageait au prince.
Quel eût été son enivrement si elle avait su que c’était une fille qu’il croyait morte… qu’elle allait ramener à Rodolphe!…
– Ah! monsieur, dit-elle à M. de Saint-Remy, ce jour est si beau… pour moi… que je voudrais qu’il le fût aussi pour d’autres; il me semble qu’il doit y avoir ici bien des infortunes honnêtes à soulager, ce serait une digne manière de célébrer l’excellente nouvelle que vous me donnez.
Puis, s’adressant à la religieuse qui venait de faire boire quelques cuillerées d’une potion à M llede Fermont:
– Eh bien!… ma sœur, reprend-elle ses sens?
– Pas encore… madame… elle est si faible. Pauvre demoiselle! À peine si l’on sent les battements de son pouls.
– J’attendrai pour l’emmener qu’elle soit en état d’être transportée dans ma voiture… Mais, dites-moi, ma sœur, parmi toutes ces malheureuses malades, n’en connaîtriez-vous pas qui méritassent particulièrement l’intérêt et la pitié, et à qui je pourrais être utile avant de quitter cet hospice?
– Ah! madame… c’est Dieu qui vous envoie…, dit la sœur; il y a là, ajouta-t-elle en montrant le lit de la sœur de Pique-Vinaigre, une pauvre femme très-malade et très à plaindre: elle n’est entrée ici qu’à bout de ses forces; elle se désole sans cesse parce qu’elle a été obligée d’abandonner deux petits enfants qui n’ont qu’elle au monde pour soutien. Elle disait tout à l’heure à M. le docteur qu’elle voulait sortir, guérie ou non, dans huit jours, parce que ses voisins lui avaient promis de garder ses enfants seulement une semaine… et qu’après ce temps ils ne pourraient plus s’en charger.
– Conduisez-moi à son lit, je vous prie, ma sœur, dit M med’Harville en se levant et en suivant la religieuse.
Jeanne Duport, à peine remise de la crise violente que lui avaient causée les investigations du docteur Griffon, ne s’était pas aperçue de l’entrée de Clémence d’Harville dans la salle de l’hospice.
Quel fut son étonnement lorsque la marquise, soulevant les rideaux de son lit, lui dit, en attachant sur elle un regard rempli de commisération et de bonté:
– Ma bonne mère, il ne faut plus être inquiète de vos enfants; j’en aurai soin; ne songez donc qu’à vous guérir pour les aller bien vite retrouver!
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