Уолт Уитмен - Poèmes de Walt Whitman
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EN CE MOMENT OU JE SUIS SEUL
En ce moment où je suis seul, gros de pensées et de désirs,
Il me semble qu’il y a d’autres hommes en d’autres contrées pareillement gros de pensées et de désirs,
Il me semble qu’en promenant mes regards au loin je puis les apercevoir en Allemagne, en Italie, en France, en Espagne,
Ou là-bas loin, très loin, en Chine ou en Russie ou au Japon, parlant d’autres dialectes,
Et il me semble que si je pouvais connaître ces hommes-là, je m’attacherais à eux comme je le suis aux hommes de mon pays,
Oh! je sais que nous serions frères et amis,
Je sais que je serais heureux avec eux.
EN FENDANT DE LA MAIN L’HERBE DES PRAIRIES
En fendant de la main l’herbe des prairies et en respirant son odeur particulière,
Je lui demande des concordances spirituelles,
Je demande le plus copieux et le plus étroit compagnonnage entre les hommes,
Je demande que s’élèvent les brins d’herbe des mots, des actes, des individus,
Ceux du plein air, rudes, ensoleillés, frais, nourrissants,
Ceux qui vont leur chemin, le torse droit, qui s’avancent avec liberté et autorité, qui précèdent au lieu de suivre,
Ceux qu’anime une audace indomptable, ceux dont la chair est forte et pure, exempte de taches,
Ceux qui regardent nonchalamment en plein visage les Présidents et les gouverneurs, comme pour leur dire: Qui êtes-vous?
Ceux que remplit une passion sortie de la terre, les simples, les sans-gêne, les insoumis,
Ceux de l’Amérique intérieure.
DÉBORDANT DE VIE A CETTE HEURE
Débordant de vie à cette heure, dense et visible,
Dans ma quarantième année, l’an quatre-vingt-trois de ces Etats,
A quelqu’un qui vivra dans un siècle d’ici ou dans n’importe quel nombre de siècles,
A vous qui n’êtes pas encore né, j’adresse ces chants, m’efforçant de vous atteindre.
Quand vous lirez ceci, moi qui étais visible alors, serai devenu invisible;
Alors ce sera vous, dense et visible, qui vous rendrez compte de mes poèmes, qui vous efforcerez de m’atteindre,
Vous figurant combien vous seriez heureux si je pouvais être avec vous et devenir votre camarade;
Qu’il en soit alors comme si j’étais avec vous. (Ne soyez pas trop certain que je ne suis pas avec vous à cette heure.)
SUR LE BAC DE BROOKLYN
Marée montante au-dessous de moi! Je te vois face à face!
Nuages de l’ouest, soleil là-bas pour une demi-heure encore, je vous vois aussi face à face.
Foules d’hommes et de femmes vêtus de vos habits ordinaires, combien curieux vous êtes pour moi!
Ceux qui, par centaines et centaines, passent sur les bacs pour regagner leur logis sont plus curieux à mes yeux que vous ne le supposez,
Et vous qui passerez d’un rivage à l’autre dans des années d’ici, vous êtes davantage pour moi et davantage dans mes méditations que vous ne pourriez le supposer.
Je songe à l’impalpable aliment que je reçois de toutes choses à chaque heure du jour,
Au plan simple, compact, solidement assemblé, le plan dont moi-même je suis séparé, dont chacun est séparé, tout en en faisant partie,
Aux similitudes du passé et à celles du futur,
Aux gloires enfilées comme des perles aux moindres choses que je vois ou entends, lorsque je me promène dans la rue et que je traverse la Rivière,
Au courant qui si impétueusement se précipite et qui nage avec moi bien loin,
Aux autres qui doivent me suivre, aux liens entre eux et moi,
A la certitude qu’il en viendra d’autres, d’autres avec leur vie, leur amour, d’autres qui verront et qui entendront.
D’autres franchiront les portes du bac et traverseront d’une rive à l’autre,
D’autres observeront la course du flot montant,
D’autres verront les vaisseaux de Manhattan au nord et à l’ouest, et les hauteurs de Brooklyn au sud et à l’est,
D’autres verront les îles grandes et petites,
Dans cinquante ans d’ici, d’autres les verront en faisant le passage, le soleil pour une demi-heure encore là-bas,
Dans cent ans d’ici ou dans autant de siècles que ce soit, d’autres les verront,
Jouiront du coucher du soleil, de l’afflux de la marée montante, du reflux dévalant vers la mer.
Cela n’y fait rien, le temps ou le lieu—la distance n’y fait rien,
Je suis avec vous, hommes et femmes d’une génération ou d’autant de générations que ce soit après moi,
Tout comme vous, ce que vous ressentez lorsque vous contemplez la Rivière et le ciel, je l’ai ressenti,
Tout comme n’importe lequel d’entre vous fait partie d’une foule vivante, j’ai fait partie d’une foule,
Tout comme vous qui êtes rafraîchi par la joie de la Rivière et du flot clair, j’ai été rafraîchi,
Tout comme vous qui vous tenez debout appuyé contre la lisse et êtes cependant emporté avec le courant rapide, je me suis tenu à la même place et j’ai été cependant emporté,
Tout comme vous regardez les innombrables mâts des navires et les cheminées des vapeurs pressées comme des troncs,—j’ai regardé, moi aussi.
Moi aussi, maintes et maintes fois, j’ai traversé la Rivière jadis,
J’ai observé les mouettes en décembre, je les ai vues planer haut dans l’air sur leurs ailes immobiles en balançant leur corps,
J’ai vu comment le jaune étincelant éclairait des parties de leur corps et laissait le reste dans l’ombre opaque,
Je les ai vues décrire des cercles lents et s’éloigner graduellement vers le midi,
J’ai vu la réflexion dans l’eau du ciel d’été,
J’ai eu les yeux éblouis par la traînée scintillante des rayons,
J’ai regardé les beaux rais centrifuges de lumière autour de l’image de ma tête ensoleillée,
Contemplé la brume enveloppant les collines du côté du sud et du sud-ouest,
Contemplé les vapeurs qui s’envolaient en flocons teintés de violet,
Dirigé mes regards vers la baie inférieure pour observer l’arrivée des vaisseaux,
Je les ai vus approcher, j’ai vu ce qui se faisait à bord de ceux qui passaient près de moi,
J’ai vu les voiles blanches des goélettes et des sloops, j’ai vu les navires à l’ancre,
Les matelots à l’œuvre dans les haubans ou à califourchon sur les vergues,
Les mâts ronds, le balancement des coques, les minces flammes serpentines,
Les grands et les petits vapeurs en marche, les pilotes dans leur cabine,
Le sillage blanc laissé par leur passage, le tournoiement rapide et frémissant des aubes,
Les pavillons de toutes les nations, qu’on amène au coucher du soleil,
Les vagues dentelées dans le crépuscule, les calices qui se creusent, les gambades des crêtes et leur chatoiement,
L’étendue au loin devenant de plus en plus sombre, les murs gris des entrepôts de granit aux docks,
Sur la Rivière un groupe formant tache d’ombre, le grand remorqueur flanqué de gabares collées à lui de chaque côté, le bateau à foin, l’allège attardée,
Sur la rive voisine les flammes vomies par les cheminées des fonderies brûlant hautes et coruscantes dans la nuit,
Projetant leurs vacillements noirs contrastés de furieuses lueurs rouges et jaunes sur le sommet des maisons et jusque dans les rues en crevasses.
Tout cela et bien d’autres spectacles ont été pour moi la même chose qu’ils sont pour vous,
J’ai adoré ces villes, j’ai adoré la majestueuse et rapide Rivière,
Les hommes et les femmes que je voyais ont tous été proches de moi,
Les autres de même—les autres qui tournent leurs regards en arrière vers moi parce que j’ai regardé en avant vers eux,
(Le temps viendra, quoique je m’arrête ici aujourd’hui et ce soir.)
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