Je ne fais contre moi que vous donner des armes.
Je croyais apporter plus de haine en ces lieux.
Mais, Madame, du moins tournez vers moi les yeux:
Voyez si mes regards sont d’un juge sévère,
S’ils sont d’un ennemi qui cherche à vous déplaire.
Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir?
Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.
À le sauver enfin c’est moi qui vous convie.
Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie?
Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux?
Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous.
Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes,
Combien je vais sur moi faire éclater de haines.
Je renvoie Hermione, et je mets sur son front,
Au lieu de ma couronne, un éternel affront.
Je vous conduis au temple où son hymen s’apprête,
Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.
Mais ce n’est plus, Madame, une offre à dédaigner:
Je vous le dis, il faut ou périr ou régner.
Mon cœur, désespéré d’un an d’ingratitude,
Ne peut plus de son sort souffrir l’incertitude.
C’est craindre, menacer et gémir trop longtemps.
Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j’attends.
Songez-y: je vous laisse, et je viendrai vous prendre
Pour vous mener au temple où ce fils doit m’attendre.
Et là vous me verrez, soumis ou furieux,
Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux.
Andromaque, Céphise
Céphise
Je vous l’avais prédit, qu’en dépit de la Grèce,
De votre sort encor vous seriez la maîtresse.
Andromaque
Hélas! de quel effet tes discours sont suivis!
Il ne me restait plus qu’à condamner mon fils.
Céphise
Madame, à votre époux c’est être assez fidèle:
Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle;
Lui-même il porterait votre âme à la douceur.
Andromaque
Quoi? je lui donnerais Pyrrhus pour successeur!
Céphise
Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent.
Pensez-vous qu’après tout ses mânes en rougissent?
Qu’il méprisât, Madame, un roi victorieux
Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux,
Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère,
Qui ne se souvient plus qu’Achille était son père,
Qui dément ses exploits et les rend superflus?
Andromaque
Dois-je les oublier, s’il ne s’en souvient plus?
Dois-je oublier Hector privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles?
Dois-je oublier son père à mes pieds renversé,
Ensanglantant l’autel qu’il tenait embrassé?
Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle;
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et de sang tout couvert échauffant le carnage;
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants;
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue:
Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue;
Voilà par quels exploits il sut se couronner;
Enfin voilà l’époux que tu me veux donner.
Non, je ne serai point complice de ses crimes;
Qu’il nous prenne, s’il veut, pour dernières victimes.
Tous mes ressentiments lui seraient asservis.
Céphise
Eh bien, allons donc voir expirer votre fils:
On n’attend plus que vous… Vous frémissez, Madame?
Andromaque
Ah! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme!
Quoi? Céphise, j’irai voir expirer encor
Ce fils, ma seule joie, et l’image d’Hector?
Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage?
Hélas! je m’en souviens, le jour que son courage
Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,
Il demanda son fils, et le prit dans ses bras:
« Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes ,
J’ignore quel succès le sort garde à mes armes;
Je te laisse mon fils pour gage de ma foi:
S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi.
Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère,
Montre au fils à quel point tu chérissais le père ».
Et je puis voir répandre un sang si précieux?
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux?
Roi barbare, faut-il que mon crime l’entraîne?
Si je te hais, est-il coupable de ma haine?
T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas?
S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas?
Mais cependant, mon fils, tu meurs si je n’arrête
Le fer que le cruel tient levé sur ta tête.
Je l’en puis détourner, et je t’y vais offrir?…
Non, tu ne mourras point, je ne le puis souffrir.
Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Céphise,
Va le trouver pour moi.
Céphise
Que faut-il que je dise?
Andromaque
Dis-lui que de mon fils l’amour est assez fort…
Crois-tu que dans son cœur il ait juré sa mort?
L’amour peut-il si loin pousser sa barbarie?
Céphise
Madame, il va bientôt revenir en furie.
Andromaque
Eh bien! va l’assurer…
Céphise
De quoi? de votre foi?
Andromaque
Hélas! pour la promettre est-elle encore à moi?
Ô cendres d’un époux! ô Troyens! ô mon père!
Ô mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère!
Allons.
Céphise
Où donc, Madame? et que résolvez-vous?
Andromaque
Allons sur son tombeau consulter mon époux.
Andromaque, Céphise
Céphise
Ah! je n’en doute point: c’est votre époux, Madame,
C’est Hector qui produit ce miracle en votre âme.
Il veut que Troie encor se puisse relever
Avec cet heureux fils qu’il vous fait conserver.
Pyrrhus vous l’a promis. Vous venez de l’entendre,
Madame: il n’attendait qu’un mot pour vous le rendre.
Croyez-en ses transports: père, sceptre, alliés,
Content de votre cœur, il met tout à vos pieds.
Sur lui, sur tout son peuple il vous rend souveraine.
Est-ce là ce vainqueur digne de tant de haine?
Déjà contre les Grecs plein d’un noble courroux,
Le soin de votre fils le touche autant que vous
Il prévient leur fureur, il lui laisse sa garde;
Pour ne pas l’exposer, lui-même il se hasarde.
Mais tout s’apprête au temple, et vous avez promis…
Andromaque
Oui, je m’y trouverai. Mais allons voir mon fils.
Céphise
Madame, qui vous presse? Il suffit que sa vue
Désormais à vos yeux ne soit plus défendue.
Vous lui pourrez bientôt prodiguer vos bontés,
Et vos embrassements ne seront plus comptés.
Quel plaisir d’élever un enfant qu’on voit croître,
Non plus comme un esclave élevé pour son maître,
Mais pour voir avec lui renaître tant de rois!
Andromaque
Céphise, allons le voir pour la dernière fois.
Céphise
Que dites-vous? Ô dieux!
Andromaque
Ô ma chère Céphise,
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