- Ce que c'est que de la laisser inoccupée ! -
Ay !..
LE VICOMTE.
Qu'avez-vous ?
CYRANO.
J'ai des fourmis dans mon épée !
LE VICOMTE, tirant la sienne.
Soit !
CYRANO.
Je vais vous donner un petit coup charmant.
LE VICOMTE, méprisant.
Poète !..
CYRANO.
Oui, monsieur, poète ! et tellement,
Qu'en ferraillant je vais - hop ! - à l'improvisade,
Vous composer une ballade.
LE VICOMTE.
Une ballade ?
CYRANO.
Vous ne vous doutez pas de ce que c'est, je crois ?
LE VICOMTE.
Mais...
CYRANO, récitant comme une leçon.
La ballade, donc, se compose de trois
Couplets de huit vers...
LE VICOMTE, piétinant.
Oh !
CYRANO, continuant.
Et d'un envoi de quatre...
LE VICOMTE.
Vous...
CYRANO.
Je vais tout ensemble en faire une et me battre,
Et vous toucher, monsieur, au dernier vers.
LE VICOMTE.
Non !
CYRANO.
Non ?
(Déclamant).
« Ballade du duel qu'en l'hôtel bourguignon
Monsieur de Bergerac eut avec un bélître ! »
LE VICOMTE.
Qu'est-ce que c'est que ça, s'il vous plaît ?
CYRANO.
C'est le titre.
LA SALLE, surexcitée au plus haut point.
Place ! - Très amusant ! - Rangez-vous ! - Pas de bruits !
(Tableau. Cercle de curieux au parterre, les marquis et les officiers mêlés aux bourgeois et aux gens du peuple ; les pages grimpés sur des épaules pour mieux voir. Toutes les femmes debout dans les loges. À droite, De Guiche et ses gentilshommes. À gauche, Le Bret, Ragueneau, Cuigy, etc.).
CYRANO, fermant une seconde les yeux.
Attendez !.. je choisis mes rimes... Là, j'y suis.
(Il fait ce qu'il dit, à mesure).
Je jette avec grâce mon feutre,
Je fais lentement l'abandon
Du grand manteau qui me calfeutre,
Et je tire mon espadon ;
Élégant comme Céladon,
Agile comme Scaramouche,
Je vous préviens, cher Mirmydon,
Qu'à la fin de l'envoi je touche !
(Premiers engagements de fer).
Vous auriez bien dû rester neutre ;
Où vais-je vous larder, dindon ?..
Dans le flanc, sous votre maheutre ?..
Au cœur, sous votre bleu cordon ?..
- Les coquilles tintent, ding-don !
Ma pointe voltige : une mouche !
Décidément... c'est au bedon,
Qu'à la fin de l'envoi, je touche.
Il me manque une rime en eutre...
Vous rompez, plus blanc qu'amidon ?
C'est pour me fournir le mot pleutre !
- Tac ! je pare la pointe dont
Vous espériez me faire don ; -
J'ouvre la ligne, - je la bouche...
Tiens bien ta broche, Laridon !
À la fin de l'envoi, je touche.
(Il annonce solennellement).
ENVOI.
Prince, demande à Dieu pardon !
Je quarte du pied, j'escarmouche,
Je coupe, je feinte...
(Se fendant).
Hé ! là, donc !
(Le vicomte chancelle ; Cyrano salue).
À la fin de l'envoi, je touche.
(Acclamations. Applaudissements dans les loges. Des fleurs et des mouchoirs tombent. Les officiers entourent et félicitent Cyrano. Ragueneau danse d'enthousiasme. Le Bret est heureux et navré. Les amis du vicomte le soutiennent et l'emmènent).
LA FOULE, en un long cri.
Ah !..
UN CHEVAU-LÉGER.
Superbe !
UNE FEMME.
Joli !
RAGUENEAU.
Pharamineux !
UN MARQUIS.
Nouveau !..
LE BRET.
Insensé !
(Bousculade autour de Cyrano. On entend).
... Compliments !.. félicite... bravo...
VOIX DE FEMME.
C'est un héros !..
UN MOUSQUETAIRE, s'avançant vivement vers Cyrano, la main tendue.
Monsieur, voulez-vous me permettre ?..
C'est tout à fait très bien, et je crois m'y connaître ;
J'ai du reste exprimé ma joie en trépignant !..
(Il s'éloigne).
CYRANO, à Cuigy.
Comment s'appelle donc ce monsieur ?
CUIGY.
D'Artagnan.
LE BRET, à Cyrano, lui prenant le bras.
Çà, causons !..
CYRANO.
Laisse un peu sortir cette cohue...
(À Bellerose).
Je peux rester ?
BELLEROSE, respectueusement.
Mais oui !..
(On entend des cris au dehors).
JODELET, qui a regardé.
C'est Montfleury qu'on hue !
BELLEROSE, solennellement.
Sic transit !..
(Changeant de ton, au portier et au moucheur de chandelles).
Balayez. Fermez. N'éteignez pas.
Nous allons revenir après notre repas,
Répéter pour demain une nouvelle farce.
(Jodelet et Bellerose sortent, après de grands saluts à Cyrano).
LE PORTIER, à Cyrano.
Vous ne dînez donc pas ?
CYRANO.
Moi ?.. Non.
(Le portier se retire).
LE BRET, à Cyrano.
Parce que ?
CYRANO, fièrement.
Parce...
(Changeant de ton, en voyant que le portier est loin).
Que je n'ai pas d'argent !..
LE BRET, faisant le geste de lancer un sac.
Comment ! le sac d'écus ?..
CYRANO.
Pension paternelle, en un jour, tu vécus !
LE BRET.
Pour vivre tout un mois, alors ?..
CYRANO.
Rien ne me reste.
LE BRET.
Jeter ce sac, quelle sottise !
CYRANO.
Mais quel geste !..
LA DISTRIBUTRICE, toussant derrière son petit comptoir.
Hum !..
(Cyrano et Le Bret se retournent. Elle s'avance intimidée).
Monsieur... Vous savoir jeûner... le cœur me fend...
(Montrant le buffet).
J'ai là tout ce qu'il faut...
(Avec élan).
Prenez !
CYRANO, se découvrant.
Ma chère enfant,
Encor que mon orgueil de Gascon m'interdise
D'accepter de vos doigts la moindre friandise,
J'ai trop peur qu'un refus ne vous soit un chagrin,
Et j'accepterai donc...
(Il va au buffet et choisit).
Oh ! peu de chose ! - un grain
De ce raisin...
(Elle veut lui donner la grappe, il cueille un grain).
Un seul !.. ce verre d'eau...
(Elle veut y verser du vin, il l'arrête).
limpide !
- Et la moitié d'un macaron !
(Il rend l'autre moitié).
LE BRET.
Mais c'est stupide !
LA DISTRIBUTRICE.
Oh ! quelque chose encor !
CYRANO.
Oui. La main à baiser.
(Il baise, comme la main d'une princesse, la main qu'elle lui tend).
LA DISTRIBUTRICE.
Merci, monsieur.
(Révérence).
Bonsoir.
(Elle sort).
Scène V
Cyrano, Le Bret, puis le portier.
CYRANO, à Le Bret.
Je t'écoute causer.
(Il s'installe devant le buffet et rangeant devant lui le macaron).
Dîner !..
(... le verre d'eau).
Boisson !..
(... le grain de raisin).
Dessert !..
(Il s'assied).
Là, je me mets à table !
- Ah !.. j'avais une faim, mon cher, épouvantable !
(Mangeant).
- Tu disais ?
LE BRET.
Que ces fats aux grands airs belliqueux
Te fausseront l'esprit si tu n'écoutes qu'eux !..
Va consulter des gens de bon sens, et t'informe
De l'effet qu'a produit ton algarade.
CYRANO, achevant son macaron.
Énorme.
LE BRET.
Le Cardinal...
CYRANO, s'épanouissant.
Il était là, le Cardinal ?
LE BRET.
A dû trouver cela...
CYRANO.
Mais très original.
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