Je n'ai pas...
CYRANO.
Ou crochu comme un bec de hibou ?
LE FÂCHEUX.
Je...
CYRANO.
Y distingue-t-on une verrue au bout ?
LE FÂCHEUX.
Mais...
CYRANO.
Ou si quelque mouche, à pas lents, s'y promène ?
Qu'a-t-il d'hétéroclite ?
LE FÂCHEUX.
Oh !..
CYRANO.
Est-ce un phénomène ?
LE FÂCHEUX.
Mais d'y porter les yeux j'avais su me garder !
CYRANO.
Et pourquoi, s'il vous plaît, ne pas le regarder ?
LE FÂCHEUX.
J'avais...
CYRANO.
Il vous dégoûte alors ?
LE FÂCHEUX.
Monsieur...
CYRANO.
Malsaine
Vous semble sa couleur ?
LE FÂCHEUX.
Monsieur !
CYRANO.
Sa forme, obscène ?
LE FÂCHEUX.
Mais du tout !..
CYRANO.
Pourquoi donc prendre un air dénigrant ?
- Peut-être que monsieur le trouve un peu trop grand ?
LE FÂCHEUX, balbutiant.
Je le trouve petit, tout petit, minuscule !
CYRANO.
Hein ? comment ? m'accuser d'un pareil ridicule ?
Petit, mon nez ? Holà !
LE FÂCHEUX.
Ciel !
CYRANO.
Énorme, mon nez !
- Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez
Que je m'enorgueillis d'un pareil appendice,
Attendu qu'un grand nez est proprement l'indice
D'un homme affable, bon, courtois, spirituel,
Libéral, courageux, tel que je suis, et tel
Qu'il vous est interdit à jamais de vous croire,
Déplorable maraud ! car la face sans gloire
Que va chercher ma main en haut de votre col,
Est aussi dénuée...
(Il le soufflette).
LE FÂCHEUX.
Aï !
CYRANO.
De fierté, d'envol,
De lyrisme, de pittoresque, d'étincelle,
De somptuosité, de Nez enfin, que celle...
(Il le retourne par les épaules, joignant le geste à la parole).
Que va chercher ma botte au bas de votre dos !
LE FÂCHEUX, se sauvant.
Au secours ! À la garde !
CYRANO.
Avis donc aux badauds
Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,
Et si le plaisantin est noble, mon usage
Est de lui mettre, avant de le laisser s'enfuir,
Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir !
DE GUICHE, qui est descendu de la scène, avec les marquis.
Mais à la fin il nous ennuie !
LE VICOMTE DE VALVERT, haussant les épaules.
Il fanfaronne !
DE GUICHE.
Personne ne va donc lui répondre ?..
LE VICOMTE.
Personne ?
Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !..
(Il s'avance vers Cyrano qui l'observe, et se campant devant lui d'un air fat).
Vous... vous avez un nez... heu... un nez... très grand.
CYRANO, gravement.
Très.
LE VICOMTE, riant.
Ha !
CYRANO, imperturbable.
C'est tout ?..
LE VICOMTE.
Mais...
CYRANO.
Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire... Oh ! Dieu !.. bien des choses en somme...
En variant le ton, - par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j'avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me l'amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « C'est un roc !.. c'est un pic !.. c'est un cap !
Que dis-je, c'est un cap ?.. C'est une péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D'écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « Ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu'un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « L'animal seul, monsieur, qu'Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d'os ! »
Cavalier : « Quoi, l'ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c'est vraiment très commode ! »
Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T'enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « C'est la Mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »
Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? »
Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu'on vous salue,
C'est là ce qui s'appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé ! C'est-y un nez ? Nanain !
C'est queuqu'navet géant ou ben queuqu'melon nain ! »
Militaire : « Pointez contre cavalerie ! »
Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître ! »
- Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit.
Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n'avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n'en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d'une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve.
DE GUICHE, voulant emmener le vicomte pétrifié.
Vicomte, laissez donc !
LE VICOMTE, suffoqué.
Ces grands airs arrogants !
Un hobereau qui... qui... n'a même pas de gants !
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !
CYRANO.
Moi, c'est moralement que j'ai mes élégances.
Je ne m'attife pas ainsi qu'un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encor de sommeil dans le coin de son œil,
Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d'indépendance et de franchise ;
Ce n'est pas une taille avantageuse, c'est
Mon âme que je cambre ainsi qu'en un corset,
Et tout couvert d'exploits qu'en rubans je m'attache,
Retroussant mon esprit ainsi qu'une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les vérités comme des éperons.
LE VICOMTE.
Mais, monsieur...
CYRANO.
Je n'ai pas de gants ?.. la belle affaire !
Il m'en restait un seul... d'une très vieille paire !
- Lequel m'était d'ailleurs encor fort importun.
Je l'ai laissé dans la figure de quelqu'un.
LE VICOMTE.
Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule !
CYRANO, ôtant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se présenter.
Ah ?.. Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
De Bergerac.
(Rires).
LE VICOMTE, exaspéré.
Bouffon !
CYRANO, poussant un cri comme lorsqu'on est saisi d'une crampe.
Ay !..
LE VICOMTE, qui remontait, se retournant.
Qu'est-ce encor qu'il dit ?
CYRANO, avec des grimaces de douleur.
Il faut la remuer car elle s'engourdit...
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