DEMOKOS. – Le Géomètre a raison. Nous sommes vraiment les seuls à ne pas insulter nos adversaires avant de les tuer.
PÂRIS. – Tu ne crois pas suffisant que les civils s’insultent, Géomètre?
LE GÉOMÈTRE. – Les armées doivent partager les haines des civils. Tu les connais: sur ce point, elles sont décevantes. Quand on les laisse à elles-mêmes, elles passent leur temps à s’estimer. Leurs lignes déployées deviennent bientôt les seules lignes de vraie fraternité dans le monde, et du fond du champ de bataille, où règne une considération mutuelle, la haine est refoulée sur les écoles, les salons et le petit commerce. Si nos soldats ne sont pas au moins à égalité dans le combat d’épithètes, ils perdront tout goût à l’insulte, à la calomnie, et par suite immanquablement à la guerre.
DEMOKOS. – Adopté! Nous leur organiserons un concours dès ce soir.
PÂRIS. – Je les crois assez grands pour les trouver eux-mêmes.
DEMOKOS. – Quelle erreur! Tu les trouverais de toi-même, tes épithètes, toi qui passes pour habile?
PÂRIS. – J’en suis persuadé.
DEMOKOS. – Tu te fais des illusions. Mets-toi en face d’Abnéos, et commence.
PÂRIS. – Pourquoi d’Abnéos?
DEMOKOS. – Parce qu’il prête aux épithètes, ventru et bancal comme il est.
ABNÉOS. – Dis donc, moule à tarte!
PÂRIS. – Non. Abnéos ne m’inspire pas. Mais en face de toi, si tu veux.
DEMOKOS. – De moi? Parfait! Tu vas voir ce que c’est, l’épithète improvisée! Compte dix pas… J’y suis… Commence…
HÉCUBE. – Regarde le bien. Tu seras inspiré.
PÂRIS. – Vieux parasite! Poète aux pieds sales!
DEMOKOS. – Une seconde… Si tu faisais précéder les épithètes du nom, pour éviter les méprises…
PÂRIS. – En effet, tu as raison… Demokos! Œil de veau! Arbre à pellicules!
DEMOKOS. – C’est grammaticalement correct, mais bien naïf. En quoi le fait d’être appelé arbre à pellicules peut-il me faire monter l’écume aux lèvres et me pousser à tuer! Arbre à pellicules est complètement inopérant.
HÉCUBE. – Il t’appelle aussi Œil de veau.
DEMOKOS. – Œil de veau est un peu mieux… Mais tu vois comme tu patauges, Pâris? Cherche donc ce qui peut m’atteindre. Quels sont mes défauts, à ton avis?
PÂRIS. – Tu es lâche, ton haleine est fétide, et tu n’as aucun talent.
DEMOKOS. – Tu veux une gifle?
PÂRIS. – Ce que j’en dis, c’est pour te faire plaisir.
LA PETITE POLYXÈNE. – Pourquoi gronde-t-on l’oncle Demokos, maman?
HÉCUBE. – Parce que c’est un serin, chérie!
DEMOKOS. – Vous dites, Hécube?
HÉCUBE. – Je dis que tu es un serin, Demokos. Je dis que si les serins avaient la bêtise, la prétention, la laideur et la puanteur des vautours, tu serais un serin.
DEMOKOS. – Tiens, Pâris! Ta mère est plus forte que toi. Prends modèle. Une heure d’exercice par jour et par soldat, et Hécube nous donne la supériorité en épithètes. Et pour le chant de la guerre, je ne sais pas non plus s’il n’y aurait pas avantage à le lui confier…
HÉCUBE. – Si tu veux. Mais je ne dirais pas qu’elle ressemble à Hélène.
DEMOKOS. – Elle ressemble à quoi, d’après toi?
HÉCUBE. – Je te le dirai quand la porte sera fermée.
LES MÊMES, PRIAM, HECTOR, puis ANDROMAQUE, puis HÉLÈNE.
Pendant la fermeture des portes, Andromaque prend à part la petite Polyxène, et lui confie une commission ou un secret.
HECTOR. – Elle va l’être.
DEMOKOS. – Un moment, Hector!
HECTOR. – La cérémonie n’est pas prête?
HÉCUBE. – Si. Les gonds nagent dans l’huile d’olive.
HECTOR. – Alors?
PRIAM. – Ce que nos amis veulent dire, Hector, c’est que la guerre aussi est prête. Réfléchis bien. Ils n’ont pas tort. Si tu fermes cette porte, il va peut-être falloir la rouvrir dans une minute.
HÉCUBE. – Une minute de paix, c’est bon à prendre.
HECTOR. – Mon père, tu dois pourtant savoir ce que signifie la paix pour des hommes qui depuis des mois se battent. C’est toucher enfin le fond pour ceux qui se noient ou s’enlisent. Laisse-nous prendre pied sur le moindre carré de paix, effleurer la paix une minute, fût-ce de l’orteil!
PRIAM. – Hector, songe que jeter aujourd’hui la paix dans la ville est aussi coupable que d’y jeter un poison. Tu vas y détendre le cuir et le fer. Tu vas frapper avec le mot paix la monnaie courante des souvenirs, des affections, des espoirs. Les soldats vont se précipiter pour acheter le pain de paix, boire le vin de paix, étreindre la femme de paix, et dans une heure tu les remettras face à la guerre.
HECTOR. – La guerre n’aura pas lieu!
On entend des clameurs du côté du port.
DEMOKOS. – Non? Écoute!
HECTOR. – Fermons les portes. C’est ici que nous recevrons tout à l’heure les Grecs. La conversation sera déjà assez rude. Il convient de les recevoir dans la paix.
PRIAM. – Mon fils, savons-nous même si nous devons permettre aux Grecs de débarquer?
HECTOR. – Ils débarqueront. L’entrevue avec Ulysse est notre dernière chance de paix.
DEMOKOS. – Ils ne débarqueront pas. Notre honneur est en jeu. Nous serions la risée du monde…
HECTOR. – Et tu prends sur toi de conseiller au Sénat une mesure qui signifie la guerre?
DEMOKOS. – Sur moi? Tu tombes mal. Avance, Busiris. Ta mission commence.
HECTOR. – Quel est cet étranger?
DEMOKOS. – Cet étranger est le plus grand expert vivant du droit des peuples. Notre chance veut qu’il soit aujourd’hui de passage dans Troie. Tu ne diras pas que c’est un témoin partial. C’est un neutre. Notre Sénat se range à son avis, qui sera demain celui de toutes les nations.
HECTOR. – Et quel est ton avis?
BUSIRIS. – Mon avis, princes, après constat de visu et enquête subséquente, est que les Grecs se sont rendus vis-à-vis de Troie coupables de trois manquements aux règles internationales. Leur permettre de débarquer serait vous retirer cette qualité d’offensés qui vous vaudra, dans le conflit, la sympathie universelle.
HECTOR. – Explique-toi.
BUSIRIS. – Premièrement ils ont hissé leur pavillon au ramat et non à l’écoutière. Un navire de guerre, princes et chers collègues, hisse sa flamme au ramat dans le seul cas de réponse au salut d’un bateau chargé de bœufs. Devant une ville et sa population, c’est donc le type même de l’insulte. Nous avons d’ailleurs un précédent. Les Grecs ont hissé l’année dernière leur pavillon au ramat en entrant dans le port d’Ophéa. La riposte a été cinglante. Ophéa a déclaré la guerre.
HECTOR. – Et qu’est-il arrivé?
BUSIRIS. – Ophéa a été vaincue. Il n’y a plus d’Ophéa, ni d’Ophéens.
HÉCUBE. – Parfait.
BUSIRIS. – L’anéantissement d’une nation ne modifie en rien l’avantage de sa position morale internationale.
HECTOR. – Continue.
BUSIRIS. – Deuxièmement, la flotte grecque en pénétrant dans vos eaux territoriales a adopté la formation dite de face. Il avait été question, au dernier congrès, d’inscrire cette formation dans le paragraphe des mesures dites défensives-offensives. J’ai été assez heureux pour obtenir qu’on lui restituât sa vraie qualité de mesure offensive-défensive: elle est donc bel et bien une des formes larvées du front de mer qui est lui-même une forme larvée du blocus, c’est-à-dire qu’elle constitue un manquement au premier degré! Nous avons aussi un précédent. Les navires grecs, il y a cinq ans, ont adopté la formation de face en ancrant devant Magnésie. Magnésie a dans l’heure déclaré la guerre.
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