Anatole Velitchko - Quatre mots

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Le livre comprend soixante-dix poèmes écrits en septembre, octobre et novembre 2019 selon la méthode des «quatre mots» du poète et pédagogue américain Sandford Lyne. Conçu comme un exercice formel, le cycle est devenu une épopée de la vie. Années de jeunesse et celles d’âge mûr; villes et pays proches et lointains; parents, enfants, connaissances et observations; événements tragiques et heureux; désespoir et amour.

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Quatre mots

Anatole Velitchko

Illustrator Natalie Fridberg-Sokolova

© Anatole Velitchko, 2021

© Natalie Fridberg-Sokolova, illustrations, 2021

ISBN 978-5-0055-5990-6

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À Inga et Kirill, premiers lecteurs de ce livre

Avant-propos I

Ce livre contient des poèmes écrits durant l’automne 2019. En fait, à ce moment-là j’ai voulu écrire de la poésie d’une manière différente. Les poèmes que j’avais écrits jusque-là, inspirés d’Homère ou de Cavafy, ne suscitaient aucune émotion chez mes lecteurs. Je publiais ces poèmes sur mon blog ou les envoyais à mes amis. Les amis répondaient poliment qu’ils avaient besoin de relire le texte pour le comprendre.

Alors j’ai décidé de prendre une direction opposée. J’ai commencé à lire de la poésie américaine contemporaine. Cette poésie est très attachée aux objets qui nous entourent, à la terre, aux gens, à la vie quotidienne, à la famille, aux souvenirs, à l’enfance. En revanche, on n’y citera pas plus que cela Pindare ou Sophocle. J’ai trouvé cette approche inspirante.

Sitôt dit, sitôt fait. J’ai acheté le tutoriel « Comment écrire de la poésie » du poète Sandford Lyne 1 1 Lyne, Sandford. Writing Poetry from the Inside Out: Finding Your Voice Through the Craft of Poetry. Sourcebooks, Inc., Naperville, Illinois, 2007 . Un des exercices consistait à prendre quatre mots aléatoires, puis à écrire un poème à partir de ces quatre mots.

Une condition était que les quatre mots soient présents dans le poème sous n’importe quelle forme et dans n’importe quelle acception. Une autre condition était : ni rime, ni mètre. L’auteur du tutoriel préconisait d’écrire en vers libres avec une composition de lignes et de strophes variée.

Tous les jours pendant deux mois et demi, j’ai fait l’exercice de quatre mots. Il en est sorti environ soixante-dix poèmes.

Un beau jour, à l’été 2020, lors de la pandémie, nous chattions de tout et de rien avec mon fils Kirill. Entre autres, il me demanda si j’avais écrit récemment quelque chose de nouveau.

« Non, je réponds, mais puisque tu me le demandes, je me souviens que j’ai écrit soixante-dix poèmes en vers libres l’automne dernier. »

« Soixante-dix poèmes ?! Et tu ne m’en as rien dit ?! s’étonne-t-il.

– J’avais réellement oublié, dis-je. Mais si tu veux, je pourrais te les envoyer, d’autant plus qu’il y a pas mal de poèmes qui parlent de toi. »

Mon fils a lu les poèmes et ils ont produit sur lui une forte impression. C’est comme si j’avais vécu ta vie, m’a-t-il dit le lendemain.

J’en parle à Inga. Elle réagit : « Mais pourrais-tu me donner aussi tes poèmes? – Bien sûr. »

Deux heures plus tard elle me déclare: « Kirill a raison. C’est un roman de la vie, c’est un livre tout prêt. »

J’ai été étonné par l’effet produit par ces lectures, mais je ne pouvais douter de la sincérité des paroles de ma femme et de mon fils.

Voici le livre tout prêt.

11 avril 2021, Fontenay-sous-Bois

Avant-propos II

Le domaine de recherche de mon père était la reconnaissance automatique de la parole. La coopération scientifique internationale était bien en marche et il arrivait souvent que des chercheurs de l’étranger viennent à la cité académique de Novossibirsk pour un colloque ou un stage. Ainsi, mon père travaillait avec des Allemands, des Suédois, des Japonais – mais avant tout avec des Français. Pour ne pas être limité au seul usage de l’anglais dans ses échanges, papa se mit à apprendre la langue de Descartes.

Il se procura des enregistrements du célèbre cours de Gaston Mauger et commença à répéter des phrases après les voix masculines et féminines aux modulations soignées de jadis : « Est-ce un crayon? – Non, ce n’est pas un crayon. C’est une serviette. » Ou encore: « Voici le visage de Pierre Vincent. Il n’est ni beau ni laid. Pierre a une grande bouche, des oreilles larges, un front haut, un nez pointu. – A-t-il aussi une langue ? – Mais oui ! Elle est dans sa bouche. » Voire: « Maman ! Notre chat partira-t-il à Paris avec nous ? – Hélène ! Tu es trop bavarde. »

J’avais onze ans et je rôdais autour brûlant de curiosité. Mon père ne tarda pas à m’inviter à le rejoindre sur son canapé marron à côté de l’imposant magnétophone à bobines « Dnipro ». Il fallut reprendre le cours dès le début, et nous répétâmes l’un après l’autre : « C’est un livre. C’est un calendrier. C’est une horloge. Ce stylo est-il noir ? – Non, il est bleu. »

Lorsque, plusieurs années après, je venais dans mon premier pays francophone – ce fut la Belgique – mes interlocuteurs parurent amusés. Il s’avéra que je parlais ce français des années cinquante que j’avais appris d’abord dans Mauger, puis dans Jean-Paul Sartre. Je connaissais le mot rectangulaire , mais pas le mot voiture : je disais auto .

Malgré quelques progrès faits depuis, il va de soi que j’ai eu besoin de faire relire ma traduction en français de ce recueil de poèmes. À cet effet, j’ai envoyé le manuscrit à mes connaissances françaises et belges qui m’ont fait un retour précieux et pertinent. Je tiens à remercier chaleureusement Renato Bazzarini, Jacques Delcourt, Guillaume Dubach, Véronique Mischke et Paul Schwander pour leur relecture attentive et bienveillante.

Par ailleurs, il m’a paru utile d’ajouter, pour l’édition française, quelques notes de bas de page concernant des personnages ou réalités d’une époque et d’une contrée lointaines.

Il existe une heureuse tradition en Belgique et en France, celle de collaboration entre poète et artiste. Cette création commune acquiert une signification toute particulière lorsque l’artiste est elle-même un des personnages du recueil de poèmes. Les illustrations de Natalie Fridberg (Sokolova) ont été remaniées avec soin pour cette édition. La jonction de ces dessins et aquarelles avec la poésie devient, comme disait Séféris, une invisible rencontre des courants chauds sous la glace des mers.

Anatole Velitchko 9 octobre 2021, Fontenay-sous-Bois

Quatre mots seulement

Corneille

mère pièce rideau grand-père

Ma mère m’amenait parfois chez mon grand-père.
L’appartement où il vivait avec ma grand-mère
Était angulaire : une fenêtre donnait sur la cour
Et l’autre, sur les berges de la rivière,
Ou, plus précisément, de la mer artificielle
En amont du barrage hydroélectrique.

Les rideaux de l’appartement
Éveillaient ma curiosité.
Ils étaient complètement passés de mode
Même en ces temps-là :
Tricotés de fil blanc,
Avec des bordures à franges.

Mon grand-père était austère,
Mais parfois il me gâtait
En me donnant quelques pièces de monnaie
Pour une crème glacée et un soda.

Les valeurs des pièces
En ces jours étaient curieuses :
Un, deux, trois,
Cinq, dix, quinze,
Vingt et cinquante kopecks.
Cette suite était couronnée
Par la plus grosse pièce
Qu’on appelait « rouble de fer ».

Le soir, ma grand-mère me couchait
Sur un matelas dur à même le sol.

« Prends l’habitude, tu seras soldat ! me disait-elle. »

J’avais du mal à m’endormir
Dans ces conditions
Et longtemps je suivais des yeux
Les lumières des autos
Qui tournaient devant le barrage
Avec un bruit propre à cette époque-là
Et les images difformes des rideaux tricotés
Qui couraient le long des murs et du plafond.

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