Y en a qui ont des trompinettes
Y en a qui
Ont des trompinettes
Et des bugles
Et des serpents
Y en a qui
Ont des clarinettes
Et des ophicléides géants
Y en a qui
Ont des gros tambours
Bourre bourre
Et ran plan plan
Mais moi
Je n’ai qu’un mirliton
Et je mirlitonne
Du soir au matin
Moi je n’ai qu’un mirliton
Mais ça m’est égal
Si j’en joue bien
Oui mais voilà…
Est-ce que j’en joue bien ?

Je veux une vie en forme d’arête
Je veux une vie en forme d'arête
Sur une assiette bleue
Je veux une vie en forme de chose
Au fond d'un machin tout seul
Je veux une vie en forme de sable des mains
En forme de pain vert et de cruche
En forme de savate molle
En forme de faridondaine
De ramoneur ou de lilas
De terre pleine de cailloux
De coiffeur sauvage ou d'édredon fou
Je veux une vie en forme de toi
Et je l'ai, mais ça ne suffit pas encore
Je ne suis jamais content.
Un jour
Il y aura autre chose que le jour
Une chose plus franche, que l’on appellera le Jodel
Une encore, translucide, comme l’arcanson
Que l’on s’enchâssera dans l’œil d’un geste élégant
Il y aura l’auraille, plus cruel
Le volutin, plus dégagé
Le comble, moins sempiternel
Le baouf, toujours enneigé
Il y aura le chalamondre
L’ivrunini, le baroïque
Et tout un planté d’analognes
Les heures seront différentes
Pas pareilles, sans résultat
Inutile de fixer maintenant
Le détail précis de tout ça
Une certitude subsiste : un jour
Il y aura autre chose que le jour.
Tout a été dit cent fois,
Et beaucoup mieux que par moi.
Aussi quand j’écris des vers
C’est que ça m’amuse
C’est que ça m’amuse
C’est que ça m’amuse et je vous chie au nez.
Je mourrai d'un cancer de la colonne vertébrale
Je mourrai d'un cancer de la colonne vertébrale
Ça sera par un soir horrible
Clair, chaud, parfumé, sensuel
Je mourrai d'un pourrissement
De certaines cellules peu connues
Je mourrai d'une jambe arrachée
Par un rat géant jailli d'un trou géant
Je mourrai de cent coupures
Le ciel sera tombé sur moi
Ça se brise comme une vitre lourde
Je mourrai d'un éclat de voix
Crevant mes oreilles
Je mourrai de blessures sourdes
Infligées à deux heures du matin
Par des tueurs indécis et chauves
Je mourrai sans m'apercevoir
Que je meurs, je mourrai
Enseveli sous les ruines sèches
De mille mètres de coton écroulé
Je mourrai noyé dans l'huile de vidange
Foulé aux pieds par des bêtes indifférentes
Et, juste après, par des bêtes différentes
Je mourrai nu, ou vêtu de toile rouge
Ou cousu dans un sac avec des lames de rasoir
Je mourrai peut-être sans m'en faire
Du vernis à ongles aux doigts de pied
Et des larmes plein les mains
Et des larmes plein les mains
Je mourrai quand on décollera
Mes paupières sous un soleil enragé
Quand on me dira lentement
Des méchancetés à l'oreille
Je mourrai de voir torturer des enfants
Et des hommes étonnés et blêmes
Je mourrai rongé vivant
Par des vers, je mourrai les
Mains attachées sous une cascade
Je mourrai brûlé dans un incendie triste
Je mourrai un peu, beaucoup,
Sans passion, mais avec intérêt
Et puis quand tout sera fini
Je mourrai.
Modérateur Amovible du Corps des Satrapes
PARIS, 24–26 palotin 87
Vendremanche, 13–15 mai 1960
Mon cher Boris,
Que deviens-tu ? La dernière fois que je t'ai vu, en voisin, Cité Véron, c'était devant le cerisier et nous parlions de lui très affectueusement, c'est si rare aujourd'hui, les cerises à Paris. Un peu plus tard, en plein soleil, à Antibes où tu devais venir avec des amis retrouver d'autres amis, une voix soudain a dit :
…« Nous apprenons la mort »…
C'était une voix de la Radio-Télévision française. Elle ne simulait pas l'émotion, cette voix, c'était fort louable et s'efforçait de même ne pas paraître tout à fait indifférente. C'était le bon ton de la plus parfaite radio-objectivité. Pourtant, elle ne pouvait taire tout à fait une bien légitime jubilation professionnelle en apprenant à ses chers auditeurs que précisément, pour ne pas dire opportunément, tu étais mort en visionnant un film tiré d'un livre intitulé, comme ça se trouve : « J'irai cracher sur vos tombes ». Et la voix, après avoir rendu subrepticement hommage à la justice immanente, redevint primesautière, permanente, ondulatoire et bien de chez elle, en annonçant… et maintenant passons à quelque chose de plus gai.
Il apprenait ta mort Boris. Et que savait-il de ta vie et de ton savoir-vivre, et de la sienne de vie ! C'est ce qu'on se disait tantôt, le cerisier et moi, Cité Véron, à deux pas de l'Arizona, comme on parlait affectueusement de toi.
En haut, sur la terrasse, ta fille jouait avec la mienne, et Ergé et le Schmürz faisaient aussi bon manège. Il faisait beau. Pourtant la veille, le petit chat noir avait dévoré le trèfle à quatre feuilles, ainsi les supporters du bonheur ont aussi leurs petits ennuis. Les autres de même et l'angoisse du végétarien devant la Sainte Table n'a toujours d'égale que celle de la plante végétarienne qui crève et grève de faim devant la plante Carnivore.
Il faisait beau et nous faisions de même dans la mesure du possible.
De la cabine des projectionnistes du Moulin Rouge à images, sans coquillage à l'oreille, on entendait le bruit de la mer et en même temps le strident et réconfortant tintamarre des torpilles du grand film « Coulez le Bismarck », en attendant les édifiants échos du Dialogue des Carmélites.
Si Dieu veut bien entendu, que cet autre chef-d'œuvre passe aussi par ici.
À part cela rien de bien nouveau, sabrées, goupillonnées, enlevées, bellico, pacifico, presto, les Actualités, nocléo-tricolères et proliféro-pétrolifères suivent leur cours.
On joue toujours Hémoglobine à la Tragédie française et, mais ceci te fera plaisir, à la Foire du Trône la noce de l'Écume des Jours poursuit son voyage dans le Train-Fantôme qui a maintenant deux étages.
Je t'embrasse, mon cher Boris, et à bientôt ou tard.
Ton ami
JACQUES PRÉVERT