Aujourd’hui, on pourrait croire qu’avec les téléphones, fixe et portable, l’ordinateur, les courriels, les textos, les fax, les blogs, les photos instantanément échangées, les couples se faisant ou se défaisant en un instant, l’impatience amoureuse a disparu. Certes, elle s’étale moins dans le temps, elle n’est plus soumise aux caprices des dames de la poste et du téléphone, mais elle est beaucoup plus violente. Sauvage. Insupportable. Les quelques minutes ou les quelques heures pendant lesquelles on attend le clic qui vous envoie vous faire foutre ou qui vous promet le ciel sont insoutenables. L’ordinateur a un cœur qui bat très vite, vous l’entendez, mais c’est le vôtre. Ne comptez pas sur l’iPhone ou sur le Mac pour qu’il arrête la mauvaise nouvelle ou pour qu’il accélère la bonne. Ce sont des monstres froids. Votre impatience, pourtant si manifeste, si douloureuse, ils s’en fichent.
Heureux amants qui s’envoient des textos comme s’ils échangeaient des balles de ping-pong. Couples séparés par la distance, par le décalage horaire, qui nouent des baisers chaque matin et chaque soir dans des courriels tendres et érotiques. Mais que l’un vienne à manquer, débute alors une frustration impatiente. Pourquoi ? Comment ? Quelle main jalouse intercepte vos SMS qui sont des SOS ? Pourquoi la plus belle déclaration d’amour jamais envoyée sur le Net reste-t-elle sans réponse ? En ai-je trop fait ? Pas assez ? Quel mot manque, qu’elle attendait ? Quel mot est de trop, qui l’a agacée ou encolérée ? On se relit, dix fois, vingt fois, et l’on sent monter en soi, telle la marée, l’impatience du silence, de l’imagination torturée, du secret inaccessible, de la réponse qui ne vient pas et qui ne viendra peut-être jamais.
À propos…
Y a-t-il plus goujat que la rupture par mail ? Oui, les condoléances. Y a-t-il plus goujat que la rupture et les condoléances par mail ? Oui, par SMS.
> Incompétence
En 1970, Maurice Siegel, alors directeur d’Europe 1, eut l’idée de créer le matin, dans la procession des informations le plus souvent dramatiques ou alarmistes, et des éditoriaux politiques, une chronique gaie, légère, qui apporterait aux auditeurs trois ou quatre minutes de détente. Il me la confia parce qu’il appréciait dans Le Figaro et Le Figaro littéraire mes billets d’humour. On ne se creusa pas la tête pour trouver le titre : Chronique pour sourire .
Tous les matins, sauf pendant le week-end, j’étais en direct à l’antenne et, qu’il fasse soleil ou qu’il pleuve sur Paris ou dans mon cœur, je devais faire sourire les auditeurs entre huit heures et huit heures et demie. J’y suis le plus souvent parvenu puisque la rubrique m’a été confiée pendant quatre années et que je l’ai de moi-même abandonnée.
Outre l’obligation d’être divertissant, je devais choisir le sujet de la chronique dans l’actualité, qu’elle soit politique, sportive, mondaine, artistique, internationale, etc. Combien de fois, à minuit, la tête vide, je me suis couché en mettant le réveil à cinq heures, pariant sur une idée fraîche du petit matin ? À sept heures, je réveillais ma sainte femme pour qu’elle tape à la machine mes élucubrations jetées sur le papier.
Très vite, je me suis aperçu que c’était d’impertinence que les auditeurs avaient besoin. Montrer de l’irrévérence vis-à-vis des puissants et des idées à la mode. S’amuser des ridicules du moment, des tics de langage, des tentatives d’esbroufe, des manifestations d’autorité, des divagations de zozos ou de prophètes… Mais ce n’était qu’une impertinence modérée, des espiègleries, des bouffonneries, qui restaient de bon aloi, et qui, comparées à l’insolence radicale, à l’irrespect, à la méchanceté des chroniqueurs humoristiques et des imitateurs d’aujourd’hui, seraient considérées comme eau gazeuse et barbe à papa.
Pourtant, jugeant que j’allais trop loin dans mon « persiflage » à son égard, le président Georges Pompidou avait demandé mon éviction à la direction d’Europe 1. Je pris opportunément quinze jours de vacances. Un écho paru dans Le Canard enchaîné émettant des doutes sur mon retour à l’antenne, des lettres de soutien ou de protestation affluèrent à la station. En vérité, Maurice Siegel, Jean Gorini et Georges Leroy, le trio directionnel, n’avaient nullement l’intention de céder à l’exigence de censure de l’Élysée. D’accord avec eux, j’attendis une semaine pour prononcer de nouveau le nom de Georges Pompidou. Avec une certaine impertinence.
« Dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence. » Cela s’appelle le « principe de Peter ». On en mesure le bien-fondé, on en apprécie la justesse tous les jours autour de nous, dans les entreprises publiques et privées, et s’il est un domaine où sa pertinence est éclatante, c’est bien évidemment dans la distribution des responsabilités politiques. Non que tout ministre soit incompétent. Comme tous les principes, celui de Peter admet quelques exceptions. Mais, en règle générale, si tout va toujours mal, c’est au nom de la lumineuse découverte de L.J. Peter, énoncée dès 1969 à New York, en 1970 en France. Il faut la redire parce qu’elle est la vérité même : « Dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence. » Et son corollaire : « Le travail utile est toujours effectué par des individus qui n’ont pas encore atteint leur niveau d’incompétence. »
Le principe de Peter est resté gravé dans ma tête. Il est plus présent dans ce qui me tient lieu de conscience que les dix commandements de Dieu ou les dix-sept articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ainsi, lorsque mon nom fut avancé pour prendre la direction d’une chaîne de télévision du service public, je refusai aussitôt. Sans prononcer le nom de Peter, qui est un gentleman discret et de toute façon inconnu de nos dirigeants, mais en avançant avec force et conviction que je ne possédais aucune des qualités qui auraient justifié la confiance qui m’était accordée. Que pour ce poste on ait songé à moi qui déteste le pouvoir, et plus encore les nombreuses et interminables réunions qui en sont le fatal accompagnement, n’était-ce pas la preuve que ceux qui en avaient eu l’idée étaient eux-mêmes des illustrations du principe de Peter ?
Je n’hésite jamais à invoquer mon incompétence pour refuser de participer à un débat ou de répondre à une interview. Le plus souvent, c’est vrai. Ou, si je ne me sens pas totalement étranger au sujet, je rétorque qu’il existe beaucoup d’autres personnes dont les lumières sur la question sont plus sûres et que leur présence serait plus souhaitable que la mienne. Rien n’est plus navrant que de se retrouver sur une tribune, sur un plateau ou dans un studio, avec l’impression que la conversation va justifier le regret de n’être pas resté chez soi.
Enseigne-t-on le principe de Peter aux énarques et aux normaliens ? On est en droit d’en douter. Peut-être est-il même préférable qu’ils restent dans l’ignorance de son existence. Où qu’ils soient, n’éprouvent-ils pas naturellement de la méfiance pour leurs inférieurs, soupçonnés de vouloir prendre leur place, et du mépris pour leurs supérieurs, qu’ils jugent inaptes à leurs fonctions, et qu’ils encouragent à en accepter de plus importantes pour s’installer dans leurs fauteuils ?
Pendant longtemps le principe de Peter a fonctionné à l’ancienneté. Par le jeu naturel des retraites et des promotions, il arrivait enfin, ce jour où l’employé, devenu cadre, occupait le poste où il allait désormais prouver son incompétence.
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