Au fond c’était un pilier de cabaret, mais ambulant !
Tenir le haut du pavé
Le pavé a toujours fait parler de lui. Matériau idéal d’un certain nombre de barricades il est aussi à l’origine de nombreuses expressions qui, si j’ose dire, courent les rues : battre le pavé c’est naturellement se promener de long en large en le heurtant de la semelle par désœuvrement : « On appelle un batteur de pavé — dit Furetière — un fénéant, un filou, un vagabond qui n’a ni feu ni lieu, qui n’a autre emploi que de se promener. » Brûler le pavé, c’est aller grande allure, à cause que les roues cerclées de fer des carrosses, comme les sabots des chevaux, faisaient jaillir des étincelles s’ils allaient bon train. Être sur le pavé c’est être sans logement, sans ressources, ruiné, à la rue…
Tenir le haut du pavé par contre est un signe de distinction. On sait que les rues d’autrefois étaient faites en double pente remontant vers les murs des maisons, de sorte à ménager au milieu un ruisseau pour l’écoulement des eaux de pluie, de vaisselle, et de toutes sortes de vidanges. Il était donc préférable lorsqu’on déambulait sur la chaussée de se tenir le plus loin possible de cet égout à ciel ouvert, donc de marcher sur la partie la plus élevée, c’est-à-dire le plus près possible des façades.
Cela évidemment posait un léger problème de protocole dès que l’on croisait un autre piéton : « Dans les rues l’on me frappait, afin de me faire aller du côté du ruisseau — dit Sorel — et m’appeloit on gueux, si je tesmoignais mon ressentiment par quelque parole picquante. » Mais le choix se faisait plus généralement sur la parure ; il est certain qu’un important personnage, reconnaissable à la richesse de son habit, ne déviait jamais de son chemin sec — on s’effaçait devant lui, et il tenait toujours, au sens propre, le haut du pavé. « On dit qu’un homme tient le haut du pavé dans une ville, qu’il n’y a personne qui lui dispute le pavé, pour dire qu’il est dans quelque dignité ou charge qui l’élève au dessus des autres. » (Furetière.)
« La marche des carrosses — remarque Voltaire — et ce qu’on appelle le haut du pavé ont été encore des témoignages de grandeur, des sources de prétentions, de disputes et de combats, pendant un siècle entier. »
Les trottoirs furent inventés plus tard et ne se généralisèrent qu’au siècle dernier. Il est curieux de noter qu’ayant pris la place du « haut du pavé » ils en eurent d’abord le prestige. « Être sur le trottoir : être dans le chemin de la considération, de la fortune », dit curieusement Littré, qui ajoute ce bel exemple : « Cette fille est sur le trottoir, ancienne locution qui signifiait : elle est bonne à marier, elle attend un mari… » Ça alors ! On a raison de dire que l’enfer n’est pavé que de bonnes intentions !
Jeter de la poudre aux yeux
Le bitume nous prive du plaisir d’anciennes images. Finis les nuages de poussière blancs ou roses soulevés par les rutilantes torpédos d’avant-guerre ! Les moindres routes de campagne ont été conquises par le goudron, là où un vieux vélo lui-même laissait son sillage sur un chemin poudreux.
Poudreux est le mot juste : la poudre — ou pouldre, du latin pulverem (d’où « pulvériser ») — désignait à l’origine la vulgaire poussière. Ce n’est que bien après l’invention de la « poudre » à canon, et le succès qu’on lui connaît, que nos aïeux furent contraints d’utiliser le mot « poussière », pris en Lorraine, pour désigner la chose commune. Les apothicaires gardèrent leur poudre à eux.
C’est donc « poussière » qu’il faut comprendre dans quelques locutions qui ont survécu au changement. « Jeter de la poudre aux yeux, c’est préoccuper les gens, les éblouir par un faux mérite. Ce proverbe prend son origine de ceux qui couroient aux Jeux Olympiques, où l’on disoit que ceux qui avaient gagné le devant, qu’ils jettoient de la poudre aux yeux de ceux qui les suivoient, en élevant le menu sable & la poudre par le mouvement de leurs pieds : ce qui se dit figurément dans les autres occasions où il y a des compétiteurs. » (Furetière.)
Cet usage qui consiste à répandre de la poussière sur ceux que l’on domine semble avoir eu d’autres applications pratiques et symboliques. Le Coran se félicite en ces termes d’une victoire sur les ennemis de la foi : « Ce n’est point toi, ô Mahomet, qui as jeté de la poudre en leurs yeux, c’est Dieu lui-même qui les a confondus. »
Renart agissait de même au XIII e siècle :
Renart li fet honte et ennui…
bien le voudroit avoir conquis,
de la poudre li je te el vis [146] Au visage.
.
Le sens moderne d’esbroufe me paraît assez bien évoqué par un carrosse en grand équipage soulevant un nuage de « poudre » jetée aux yeux du pauvre monde réfugié en hâte sur les bas-côtés. Mais il y a tant de façons d’en mettre plein la vue !
Prendre la poudre d’escampette
Quant à la « poudre d’escampette » elle est aussi très fine.
« Prendre l’escampe » — probablement de l’occitan escamper, se délivrer, se sauver — c’est prendre la fuite. « Il eut une fois un laquais d’Auvergne qui luy avoit desrobé dix ou douze escus, et avoit pris l’escampe. » (Des Accords.) Il résulte que l’escampette c’est la sauvette, avec un petit air coquin. « On dit de la poudre d’escampette quand on prend la fuite », dit Furetière. Je pense que l’image résulte d’un jeu de mots sur « prendre de la poudre », médicinale cette fois, c’est-à-dire une potion légère qui déclencherait le sauve-qui-peut, en même temps que celui qui détale soulève de la poussière. Il se trouve aussi qu’il est « vif comme la poudre » et part « comme un boulet », ce qui ne gâte rien !
Faire le mariol
Le mot mariol est un mot compliqué, en ce sens qu’il pourrait être double. D’abord un mariol est un malin, un astucieux personnage, qui viendrait, au XVI e siècle, de l’italien mariolo, « filou. » En 1878 Eugène Boutmy présente comme « mariol » un typographe « malin, difficile à tromper. Se dit encore d’un ouvrier très capable. »
Il semble que ce ne soit pas le même qui fait le mariol, c’est-à-dire le joli cœur, l’intéressant, le godelureau. Celui-là est encore plus ancien, venant d’un vieux mot, mariole, diminutif de Marion, lui-même diminutif de Marie. Au XIII e siècle c’est un « terme de mépris pour désigner la Vierge Marie » (Godefroy). Un personnage de Gautier de Coincy parle avec suspicion des adorateurs de la Vierge :
Quant uns hom croit que li grant Deus [147] Dieu.
Fust nez de cele mariole.
De là le sens de « petite image ou figure de la Vierge Marie, et par extension toutes autres petites figures de Saints » (Godefroy). Au XIV e siècle, Eustache Deschamps, contre la superstition, refuse de :
… croire en tant de marioles
De babouins, et de fioles
Que trop de fois idolâtrons.
Au XV e siècle, les marioles ci-dessous (voir marotte ) se seraient croisées, si j’ose dire, avec les marjolets (ou mariolets), jeunes élégants freluquets, « compagnons de la Marjolaine », c’est-à-dire ceux qui, selon un mot d’un auteur de l’époque, allaient donner des sérénades et « la nuit resveiller les pots de marjoleine » sur les balcons de leurs belles ! Collerye parle d’eux et de leurs confrères :
Читать дальше