Si la bande s’est fait alpaguer, c’est à cause d’une donneuse : Borgne-de-jouy. Procès. Condamnations. La bande est marron. Comme toujours dans ces cas-là, un illustre inconnu se hausse du col et décide de rédiger l’histoire des malandrins. Le gars s’appelle Leclair, genre fermeture, mais ce n’est pas un foudre de guerre. Il se croit du tonnerre. Ampoulé, gras du vocable, confus, on le suppute plumitif au jus de nave. Mais il faut en convenir, le dictionnaire d’argot recueilli d’après les accusés à l’instruction, pendant le procès d’Orléans, en l’an VIII de la République, vaut son détour linguistique. Ainsi que l’indique Jacques Cellard : « C’est un témoignage remarquable de l’influence ancienne du Tzigane sur l’argot. » Apparaissent des mots de vocabulaire sexuel, comme le chibre (le sexe masculin). On se chique (on se bat) entre bijoutiers du clair de lune (brigands), on mange le morceau (on dénonce) à l’image de Borgne-de-jouy. On a le riffe au fion (le feu au cul), on met flamberge en pogne pour caner un grinche (on met l’épée à la main pour tuer un voleur). On boule en carante et on jaffe du rouate et du larton savonné (on va à table et on mange du salé et du pain blanc).
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Au grand étonnement de bon nombre de gens, il n’est pas de langue plus énergique, plus calorique, et en même temps plus maigre, que l’argot qui va toujours. En dépit de certains chemins de traverse, on va droit au cul, comme disait le luxuriant Géo Sandry, auteur culte de P’tit Pote [10] La Couronne littéraire, 1950.
qui, pour décrire une fille au strabisme divergent, écrivait : « Carmencita avait un châsse qui faisait le tapin pendant que l’autre guettait les poulets. »
L’argot ne suit pas la civilisation, il la talonne. Il s’enrichit même d’expressions nouvelles à chaque invention. Disons-le sans barguigner et soyons les Lagarde et Michard de la langue verte, c’est en vain que nos Josués littéraires crient à la langue de s’arrêter, mais les langues, pas plus que la Terre, ne s’arrêtent de tourner. Le jour où ce sera le cas, tout mourra dans le même élan nietzschéen, avec le désespoir étoilé de Cioran devant le vertige de l’illusion et la sombre félicité d’Héraclite au bord de l’Etna.
Dans le bouquin de Leclair, il y a donc des nouveautés, même si ce n’est pas le grand chambardement. Cela tient sans doute à la médiocrité des auteurs, autant pour Cartouche que pour l’ Histoire des brigands, chauffeurs et assassins d’Orgères [11] La Bibliothèque, 2006.
. C’est de l’opéra-comique en filigrane. On échappe à la loi, aux lois grammaticales, à celles du langage habituel. Ce n’est pas du poissard ni du schtroumpf. La déformation des langues nous forme, nous déforme et nous reforme. On monte au créneau, on voit les anges, on y va de son voyage. Le langage travesti est en train de creuser son sillon. Pierrot devient Colombine, Thésée est le Minotaure, Tartarin se transforme en Mère Michel. Toutes les langues sont dans le jargon. C’est la patine des siècles, et même le patin, comme l’indiquait Frédéric Dard dans Remets ton slip, gondolier . De l’hébreu, de l’arabe, de l’indien, du vieux françois (oïl et oc), du latin, du grec, de l’espagnol, de l’italien, de l’allemand, de l’anglais, du romani. Si j’ai quarante berges (quarante ans), c’est à cause du romani « berch ». Claquer (mourir) vient du celtique, faire la cane (avoir peur) est dans Rabelais, le bagou est catalan, marlou a du sanscrit pour origine, bobine fleure le Midi, hosto est flamand, etc. Il faut préciser que la fameuse cour des Miracles était divisée en quatre sections : Égypte, Boëme, Argot, Galilée. « Le rapprochement de ces noms de pays orientaux suggère l’explication d’Argot par Arabie », écrit Jean La Rue dans le Dictionnaire d’argot [12] Flammarion, 1992.
, présenté par Clément Casciani. Saint-Lazare se transforme en Saint-Lago, arby (arabe) en arbicot. C’est la rumba des suffixes. « Notre langage populaire puis classique, expliquait Alphonse Boudard dans son introduction au Dictionnaire du français argotique, populaire et familier de Dontcho Dontchev [13] Le Rocher, 2000.
, s’est nourri, vivifié de ses vocables, de ses métaphores. » De quoi goder en plein luisant. En attendant, voilà la nuit qui se profile, les ruelles obscures, les lames de sacagne qui luisent sous un rayon de lune. Le prochain de la liste s’appelle Vidocq. François Vidocq. C’est du brutal.
Il est né en 1775. Cet homme est un paradoxe sur pattes. Il va connaître l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire, la Restauration, Charles X, Louis-Philippe. C’est quand même plus enrichissant que de vivre sous les règnes ennuyeux et médiocres de Giscard, Mitterrand, Chirac et Sarkozy. Les femmes et les duels le conduisent au bagne. Il en fait un peu trop, François. Malin, rusé, généreux, magnanime, fort comme un Turc, bien doté par la nature pour les choses de l’amour, ce sont les bagnes de Brest et de Toulon qui feront de lui un roussin (un policier). On devine tout de suite le panaché Valjean-Javert-Vautrin. Les écrivains romantiques s’emparent de ce personnage romanesque hors du commun, qui aurait pu être banquier, homme politique ou général, et le transforment en une sorte d’archange Gabriel titillé par Satan et ses 6666 légions démoniaques.
Chez Balzac, Vautrin est peu recommandable. Sacrilège, simulateur, sauvage, logique, brutal, assassin de l’abbé Herrera, homosexuel, il pactise avec Rastignac et nourrit à l’endroit de Rubempré un amour passionné. Après le suicide de Lucien, il se fait nommer chef de la Sûreté. C’est un Faust bidon et anarchiste, une sorte de jumeau de Lacenaire, auteur de vers de mirliton, dans le genre :
Le pante aboule
On perd la boule,
Puis de la taule on se crampe en rompant.
On vous roussine ;
Et puis la tine
Vient remoucher la butte en rigolant.
Traduction :
La victime arrive
On perd la tête,
Puis on prend la fuite à toute vitesse
On vous dénonce ;
Et puis le peuple
Vient vous voir raccourcir en riant.
Chez Hugo, Javert est un policier intègre, ancien garde-chiourme, psychorigide, mû par le grand rêve de la puissance invincible et solitaire. Contrairement à Vautrin, avatar du diable, il est l’ennemi du diable, et donc le diable lui aussi. Son acharnement à poursuivre Jean Valjean, vrai double de Vidocq (sauf qu’il ne devient pas chef de la Sûreté), herculéen, juste et magnanime, en quête de rédemption, tient de la névrose obsessionnelle. Le genre de type qu’on enverrait volontiers ad patres . Quand on imagine Vidocq, on songe à la phrase de Vautrin dans Illusions perdues : « Je suis seul contre le gouvernement avec son tas de tribunaux, de gendarmes, de budgets, et je les roule. » On se dit que ce type est un cynique abouti, un ancien naïf qui se complaît à bafouer les lois, à fouetter la haute société, à la convaincre d’inconséquence avec elle-même.
On se trompe. Vidocq est un héros de la mythologie grecque. Innocent comme le petit truand qui vient de naître, il n’aspire qu’à vivre honnêtement d’une industrie qui ne l’est pas. Il s’absout en pensant qu’on ne peut rien contre les circonstances, et encore moins contre le hasard. Vidocq est un peu voleur, un peu assassin, un peu justicier. Il en croque, et après, pour se débarrasser des malfaisants qui veulent l’encrister et le faire chanter, il passe de l’autre côté. Ce satané Vidocq est ingérable. Le chasseur intrépide se transmue en passe muraille. C’est Jack London chez Marcel Aymé.
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