1 ...6 7 8 10 11 12 ...32 Non, jamais, seigneurs, vous n’aurez ouï parler d’une plus belle ruse d’amour.
Derrière le château de Tintagel, un verger s’étendait, vaste et clos de fortes palissades. De beaux arbres y croissaient sans nombre, chargés de fruits, d’oiseaux et de grappes odorantes. Au lieu le plus éloigné du château, tout auprès des pieux de la palissade, un pin s’élevait, haut et droit, dont le tronc robuste soutenait une large ramure. À son pied, une source vive : l’eau s’épandait d’abord en une large nappe, claire et calme, enclose par un perron de marbre ; puis, contenue entre deux rives resserrées, elle courait par le verger et, pénétrant dans l’intérieur même du château, traversait les chambres des femmes. Or, chaque soir, Tristan, par le conseil de Brangien, taillait avec art des morceaux d’écorce et de menus branchages. Il franchissait les pieux aigus, et, venu sous le pin, jetait les copeaux dans la fontaine. Légers comme l’écume, ils surnageaient et coulaient avec elle, et, dans les chambres des femmes, Iseut épiait leur venue. Aussitôt, les soirs où Brangien avait su écarter le roi Marc et les félons, elle s’en venait vers son ami.
Elle s’en vient, agile et craintive pourtant, guettant à chacun de ses pas si des félons se sont embusqués derrière les arbres. Mais dès que Tristan l’a vue, les bras ouverts, il s’élance vers elle. Alors, la nuit les protège et l’ombre amie du grand pin.
« Tristan, dit la reine, les gens de mer n’assurent-ils pas que ce château de Tintagel est enchanté et que, par sortilège, deux fois l’an, en hiver et en été, il se perd, et disparaît aux yeux ? Il s’est perdu maintenant. N’est-ce pas ici le verger merveilleux dont parlent les lais de harpe : une muraille d’air l’enclôt de toutes parts ; des arbres fleuris, un sol embaumé ; le héros y vit sans vieillir entre les bras de son amie, et nulle force ennemie ne peut briser la muraille d’air ? » Déjà, sur les tours de Tintagel, retentissent les trompes des guetteurs qui annoncent l’aube.
« Non, dit Tristan, la muraille d’air est déjà brisée, et ce n’est pas ici le verger merveilleux. Mais, un jour, amie, nous irons ensemble au pays fortuné dont nul ne retourne. Là s’élève un château de marbre blanc ; à chacune de ses mille fenêtres, brille un cierge allumé ; à chacune, un jongleur joue et chante une mélodie sans fin ; le soleil n’y brille pas, et pourtant nul ne regrette sa lumière : c’est l’heureux pays des vivants ».
Mais, au sommet des tours de Tintagel, l’aube éclaire les grands blocs alternés de sinople et d’azur.
Iseut a recouvré sa joie : le soupçon de Marc se dissipe et les félons comprennent, au contraire, que Tristan a revu la reine. Mais Brangien fait si bonne garde qu’ils épient vainement. Enfin, le duc Andret, que Dieu honnisse ! dit à ses compagnons : « Seigneurs, prenons conseil de Frocin, le nain bossu. Il connaît les sept arts [32], la magie et toutes manières d’enchantements. Il sait, à la naissance d’un enfant, observer si bien les sept planètes et le cours des étoiles qu’il conte par avance tous les points de sa vie. Il découvre, par la puissance de Bugibus et de Noiron [33]. les choses secrètes. Il nous enseignera, s’il veut, les ruses d’Iseut la Blonde ».
En haine de beauté et de prouesse, le petit homme méchant traça les caractères de sorcellerie, jeta ses charmes et ses sorts, considéra le cours d’Orion et de Lucifer, et dit : « Vivez en joie, beaux seigneurs ; cette nuit vous pourrez les saisir ».
Ils le menèrent devant le roi. « Sire, dit le sorcier, mandez à vos veneurs qu’ils mettent la laisse aux limiers et la selle aux chevaux ; annoncez que sept jours et sept nuits vous vivrez dans la forêt, pour conduire votre chasse, et vous me pendrez aux fourches si vous n’entendez pas, cette nuit même, quels discours Tristan tient à la reine ». Le roi fit ainsi, contre son cœur.
La nuit tombée, il laissa ses veneurs dans la forêt, prit le nain en croupe [34], et retourna vers Tintagel. Par une entrée qu’il savait, il pénétra dans le verger et le nain le conduisit sous le grand pin. « Beau roi, il convient que vous montiez dans les branches de cet arbre. Portez là-haut votre arc et vos flèches : ils vous serviront peut-être. Et tenez-vous coi : vous n’attendrez pas longuement. – Va-t’en, chien de l’Ennemi ! » répondit Marc.
Et le nain s’en alla, emmenant le cheval.
Il avait dit vrai ; le roi n’attendit pas longuement. Cette nuit, la lune brillait, claire et belle.
Caché dans la ramure, le roi vit son neveu bondir par-dessus les pieux aigus. Tristan vint sous l’arbre et jeta dans l’eau les copeaux et les branchages [35]. Mais, comme il s’était penché sur la fontaine en les jetant, il vit, réfléchie dans l’eau, l’image du roi. Ah ! s’il pouvait arrêter les copeaux qui fuient ! Mais non, ils courent, rapides, par le verger. Là-bas, dans les chambres des femmes, Iseut épie leur venue ; déjà, sans doute, elle les voit, elle accourt.
Que Dieu protège les amants ! Elle vient. Assis, immobile, Tristan la regarde, et dans l’arbre, il entend le crissement de la flèche, qui s’encoche dans la corde de l’arc [36]. Elle vient, agile et prudente pourtant, comme elle avait coutume. « Qu’est-ce donc ? pensa-t-elle. Pourquoi Tristan n’accourt-il pas ce soir à ma rencontre ? aurait-il vu quelque ennemi ? ». Elle s’arrête, fouille du regard les fourrés noirs ; soudain, à la clarté de la lune, elle aperçut à son tour l’ombre du roi dans la fontaine. Elle montra bien la sagesse des femmes en ce qu’elle ne leva point les yeux vers les branches de l’arbre : « Seigneur Dieu ! dit-elle tout bas, accordez-moi seulement que je puisse parler la première ! »
Elle s’approche encore. Écoutez comme elle devance et prévient son ami : « Sire Tristan, qu’avez-vous osé ? M’attirer en tel lieu, à telle heure ! Maintes fois déjà vous m’aviez mandée, pour me supplier, disiez-vous. Et par quelle prière ? Qu’attendez-vous de moi ? Je suis venue enfin, car je n’ai pu l’oublier, si je suis reine, je vous le dois. Me voici donc : que voulez-vous ? – Reine, vous crier merci, afin que vous apaisiez le roi ! »
Elle tremble et pleure. Mais Tristan loue le Seigneur Dieu, qui a montré le péril à son amie. « Oui, reine, je vous ai mandée souvent et toujours en vain : jamais, depuis que le roi m’a chassé, vous n’avez daigné venir à mon appel. Mais prenez en pitié le chétif que voici ; le roi me hait, j’ignore pourquoi ; mais vous le savez peut-être ; et qui donc pourrait charmer sa colère, sinon vous seule, reine franche, courtoise Iseut, en qui son cœur se fie ? – En vérité, sire Tristan, ignorez-vous encore qu’il nous soupçonne tous les deux ? Et de quelle traîtrise ! Faut-il, par surcroît de honte, que ce soit moi qui vous l’apprenne ? Mon seigneur croit que je vous aime d’amour coupable. Dieu le sait pourtant, et, si je mens, qu’il honnisse mon corps ! Jamais je n’ai donné mon amour à nul homme, hormis à celui qui le premier m’a prise, vierge, entre ses bras. Et vous voulez, Tristan, que j’implore du roi votre pardon ? Mais s’il savait seulement que je suis venue sous ce pin, demain il ferait jeter ma cendre aux vents ! ».
Tristan gémit : « Bel oncle, on dit : « Nul n’est vilain, s’il ne fait vilenie ». Mais en quel cœur a pu naître un tel soupçon ? – Sire Tristan, que voulez-vous dire ? Non, le roi mon seigneur n’eût pas de lui-même imaginé telle vilenie. Mais les félons de cette terre lui ont fait accroire ce mensonge, car il est facile de décevoir les cœurs loyaux. Ils s’aiment, lui ont-ils dit, et les félons nous l’ont tourné à crime. Oui, vous m’aimiez, Tristan, pourquoi le nier ? ne suis-je pas la femme de votre oncle et ne vous avais-je pas deux fois sauvé de la mort ? Oui, je vous aimais en retour : n’êtes-vous pas du lignage du roi, et n’ai-je pas ouï maintes fois ma mère répéter qu’une femme n’aime pas son seigneur tant qu’elle n’aime pas la parenté de son seigneur ? C’est pour l’amour du roi que je vous aimais, Tristan ; maintenant encore, s’il vous reçoit en grâce, j’en serai joyeuse. Mais mon corps tremble, j’ai grand’peur, je pars, j’ai trop demeuré déjà ».
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