Quand le roi d’Irlande fut assis sous le dais, le sénéchal Aguynguerran le Roux offrit de prouver par témoins et de soutenir par bataille qu’il avait tué le monstre et qu’Iseut devait lui être livrée.
Alors Iseut s’inclina devant son père, et dit : « Roi, un homme est là, qui prétend convaincre votre sénéchal de mensonge et de félonie. À cet homme prêt à prouver qu’il a délivré votre terre du fléau et que votre fille ne doit pas être abandonnée à un couard, promettez-vous de pardonner ses torts anciens, si grands soient-ils, et de lui accorder votre paix et votre merci ? ».
Le roi y pensa et ne se hâtait pas de répondre. Mais ses barons crièrent en foule : « Octroyez-le, sire ! octroyez-le ! » Le roi dit : « Et je l’octroie ! »
Mais Iseut s’agenouilla à ses pieds : « Père, donnez-moi d’abord le baiser de merci et de paix, en signe que vous le donnerez pareillement à cet homme ! ». Quand elle eut reçu le baiser, elle alla chercher Tristan et le conduisit par la main dans l’assemblée. À sa vue, les cent chevaliers se levèrent à la fois, le saluèrent les bras en croix sur la poitrine, se rangèrent à ses côtés et les Irlandais virent qu’il était leur seigneur. Mais plusieurs le reconnurent alors, et un grand cri retentit : « C’est Tristan de Loonnois, c’est le meurtrier du Morholt ! ».
Les épées nues brillèrent et des voix furieuses répétaient : « Qu’il meure ! » Mais Iseut s’écria : « Roi, baise cet homme sur la bouche, ainsi que tu l’as promis ! » Le roi le baisa sur la bouche, et la clameur s’apaisa.
Alors Tristan montra la langue du dragon, et offrit la bataille au sénéchal qui n’osa l’accepter et reconnut son forfait. Puis Tristan parla ainsi : « Seigneurs, j’ai tué le Morholt, mais j’ai franchi la mer pour vous offrir belle amendise. Afin de racheter le méfait [26], j’ai mis mon corps en péril de mort et je vous ai délivrés du monstre, et voici que j’ai conquis Iseut la Blonde, la belle. L’ayant conquise, je l’emporterai donc sur ma nef. Mais, afin que par les terres d’Irlande et de Cornouailles se répande non plus la haine, mais l’amour, sachez que le roi Marc, mon cher seigneur, l’épousera. Voyez ici cent chevaliers de haut parage prêts à jurer sur les reliques des saints que le roi Marc vous mande paix et amour, que son désir est d’honorer Iseut comme sa chère femme épousée, et que tous les hommes de Cornouailles la serviront comme leur dame et leur reine. » On apporta les corps saints à grand’joie, et les cent chevaliers jurèrent qu’il avait dit vérité.
Le roi prit Iseut par la main et demanda à Tristan s’il la conduirait loyalement à son seigneur. Devant ses cent chevaliers et devant les barons d’Irlande, Tristan le jura. Iseut la Blonde frémissait de honte et d’angoisse.
Ainsi, Tristan, l’ayant conquise, la dédaignait ; le beau conte du Cheveu d’or n’était que mensonge, et c’est à un autre qu’il la livrait… Mais le roi posa la main droite d’Iseut dans la main droite de Tristan, et Tristan la retint en signe qu’il se saisissait d’elle, au nom du roi de Cornouailles.
Ainsi, pour l’amour du roi Marc, par la ruse et par la force, Tristan accomplit la quête de la Reine aux cheveux d’or.
Quand le temps approcha de remettre Iseut aux chevaliers de Cornouailles, sa mère recueillit des herbes, des fleurs et des racines, les mêla dans du vin, et brassa un breuvage puissant. L’ayant achevé par science et magie, elle le versa dans un coutret et dit secrètement à Brangien : « Fille, tu dois suivre Iseut au pays du roi Marc, et tu l’aimes d’amour fidèle. Prends donc ce coutret de vin et retiens mes paroles. Cache-le de telle sorte que nul œil ne le voie et que nulle lèvre ne s’en approche. Mais quand viendront la nuit nuptiale et l’instant où l’on quitte les époux, tu verseras ce vin herbé dans une coupe et tu la présenteras, pour qu’ils la vident ensemble, au roi Marc et à la reine Iseut. Prends garde, ma fille, que seuls ils puissent goûter ce breuvage. Car telle est sa vertu : ceux qui en boiront ensemble s’aimeront de tous leurs sens et de toute leur pensée, à toujours, dans la vie et dans la mort. »
Brangien promit à la reine qu’elle ferait selon sa volonté.
La nef, tranchant les vagues profondes, emportait Iseut. Mais, plus elle s’éloignait de la terre d’Irlande, plus tristement la jeune fille se lamentait. Assise sous la tente où elle s’était renfermée avec Brangien, sa servante, elle pleurait au souvenir de son pays. Où ces étrangers l’entraînaient-ils ? Vers qui ? Vers quelle destinée ? Quand Tristan s’approchait d’elle et voulait l’apaiser par de douces paroles, elle s’irritait, le repoussait, et la haine gonflait son cœur. Il était venu, lui le ravisseur, lui le meurtrier du Morholt ; il l’avait arrachée par ses ruses à sa mère et à son pays ; il n’avait pas daigné la garder pour lui-même, et voici qu’il l’emportait, comme sa proie, sur les flots, vers la terre ennemie ! « Chétive ! disait-elle, maudite soit la mer qui me porte ! Mieux aimerais-je mourir sur la terre où je suis née que vivre là-bas !…».
Un jour, les vents tombèrent, et les voiles pendaient dégonflées le long du mât. Tristan fit atterrir dans une île, et, lassés de la mer, les cent chevaliers de Cornouailles et les mariniers descendirent au rivage. Seule Iseut était demeurée sur la nef, et une petite servante. Tristan vint vers la reine et tâchait de calmer son cœur. Comme le soleil brûlait et qu’ils avaient soif, ils demandèrent à boire. L’enfant chercha quelque breuvage, tant qu’elle découvrit le coutret confié à Brangien par la mère d’Iseut. « J’ai trouvé du vin ! » leur cria-t-elle. Non, ce n’était pas du vin : c’était la passion, c’était l’âpre joie et l’angoisse sans fin, et la mort. L’enfant remplit un hanap et le présenta à sa maîtresse. Elle but à longs traits, puis le tendit à Tristan, qui le vida.
À cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence, comme égarés et comme ravis. Elle vit devant eux le vase presque vide et le hanap. Elle prit le vase, courut à la poupe, le lança dans les vagues et gémit : « Malheureuse ! maudit soit le jour où je suis née et maudit le jour où je suis montée sur cette nef ! Iseut, amie, et vous, Tristan, c’est votre mort que vous avez bue ! »
De nouveau la nef cinglait vers Tintagel. Il semblait à Tristan qu’une ronce vivace, aux épines aiguës, aux fleurs odorantes, poussait ses racines dans le sang de son cœur et par de forts liens enlaçait au beau corps d’Iseut son corps et toute sa pensée, et tout son désir. Il songeait : « Andret, Denoalen, Guenelon, et Gondoïne, félons qui m’accusiez de convoiter la terre du roi Marc, ah ! je suis plus vil encore, et ce n’est pas sa terre que je convoite ! Bel oncle, qui m’avez aimé orphelin avant même de reconnaître le sang de votre sœur Blanchefleur, vous qui me pleuriez tendrement, tandis que vos bras me portaient jusqu’à la barque sans rames ni voile, bel oncle, que n’avez-vous, dès le premier jour, chassé l’enfant errant venu pour vous trahir ? Ah ! qu’ai-je pensé ? Iseut est votre femme, et moi votre vassal. Iseut est votre femme, et moi votre fils. Iseut est votre femme et ne peut pas m’aimer ».
Iseut l’aimait. Elle voulait le haïr, pourtant : ne l’avait-il pas vilement dédaignée ? Elle voulait le haïr, et ne pouvait, irritée en son cœur de cette tendresse plus douloureuse que la haine. Brangien les observait avec angoisse, plus cruellement tourmentée encore, car seule elle savait quel mal elle avait causé. Deux jours elle les épia, les vit repousser toute nourriture, tout breuvage et tout réconfort, se chercher comme des aveugles qui marchent à tâtons l’un vers l’autre, malheureux quand ils languissaient séparés, plus malheureux encore, quand, réunis, ils tremblaient devant l’horreur du premier aveu.
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