1 ...7 8 9 11 12 13 ...32 Dans la ramure, le roi eut pitié et sourit doucement. Iseut s’enfuit, Tristan la rappelle : « Reine, au nom du Sauveur, venez à mon secours, par charité ! Les couards voulaient écarter du roi tous ceux qui l’aiment ; ils ont réussi et le raillent maintenant. Soit ; je m’en irai donc hors de ce pays, au loin, misérable comme j’y vins jadis : mais, tout au moins, obtenez du roi qu’en reconnaissance des services passés, afin que je puisse sans honte chevaucher loin d’ici, il me donne du sien assez pour acquitter mes dépenses, pour dégager mon cheval et mes armes. – Non, Tristan, vous n’auriez pas dû m’adresser cette requête. Je suis seule sur cette terre, seule en ce palais où nul ne m’aime, sans appui, à la merci du roi. Si je lui dis un seul mot pour vous, ne voyez-vous pas que je risque la mort honteuse ? Ami, que Dieu vous protège ! Le roi vous hait à grand tort. Mais, en toute terre où vous irez, le Seigneur Dieu vous sera un ami vrai ».
Elle part et fuit jusqu’à sa chambre, où Brangien la prend, tremblante, entre ses bras : la reine lui dit l’aventure. Brangien s’écrie : « Iseut, ma dame, Dieu a fait pour vous un grand miracle ! Il est père compatissant et ne veut pas le mal de ceux qu’il sait innocents ». Sous le grand pin, Tristan, appuyé contre le perron de marbre, se lamentait : « Que Dieu me prenne en pitié et répare la grande injustice que je souffre de mon cher seigneur ! ».
Quand il eut franchi la palissade du verger, le roi dit en souriant : « Beau neveu, bénie soit cette heure [37] ! Vois : la lointaine chevauchée que tu préparais ce matin, elle est déjà finie ! ».
Là-bas, dans une clairière de la forêt, le nain Frocin interrogeait le cours des étoiles ; il y lut que le roi le menaçait de mort ; il noircit de peur et de honte, enfla de rage, et s’enfuit prestement vers la terre de Galles.
Le roi Marc a fait sa paix avec Tristan. Il lui a donné congé de revenir au château, et, comme naguère, Tristan couche dans la chambre du roi parmi les privés et les fidèles. A son gré, il y peut entrer, il en peut sortir : le roi n’en a plus souci. Mais qui donc peut longtemps tenir ses amours secrètes ?
Marc avait pardonné aux félons, et comme le sénéchal Dinas de Lidan avait un jour trouvé dans une forêt lointaine, errant et misérable, le nain bossu, il le ramena au roi, qui eut pitié et lui pardonna son méfait. Mais sa bonté ne fit qu’exciter la haine des barons ; ayant de nouveau surpris Tristan et la reine, ils se lièrent par ce serment : si le roi ne chassait pas son neveu hors du pays, ils se retireraient dans leurs forts châteaux pour le guerroyer. Ils appelèrent le roi à parlement [38]: « Seigneur, aime-nous, hais-nous, à ton choix ; mais nous voulons que tu chasses Tristan. Il aime la reine, et le voit qui veut, mais nous, nous ne le souffrirons plus ».
Le roi les entend, soupire, baisse le front vers la terre, se tait. « Non, roi, nous ne le souffrirons plus, car nous savons maintenant que cette nouvelle, naguère étrange, n’est plus pour te surprendre et que tu consens à leur crime. Que feras-tu ? Délibère et prends conseil. Pour nous, si tu n’éloignes pas ton neveu sans retour, nous nous retirerons sur nos baronnies et nous entraînerons aussi nos voisins hors de ta cour, car nous ne pouvons supporter qu’ils y demeurent. Tel est le choix que nous t’offrons ; choisis donc !
– Seigneurs, une fois j’ai cru aux laides paroles que vous disiez de Tristan, et je m’en suis repenti. Mais vous êtes mes féaux, et je ne veux pas perdre le service de mes hommes. Conseillez-moi donc, je vous en requiers [39], vous qui me devez le conseil. Vous savez bien que je fuis tout orgueil et toute démesure. – Donc, seigneur, mandez ici le nain Frocin. Vous vous défiez de lui, pour l’aventure du verger. Pourtant, n’avait-il pas lu dans les étoiles que la reine viendrait ce soir-là sous le pin ? Il sait maintes choses ; prenez son conseil. »
Il accourut, le bossu maudit, et Denoalen l’accola. Écoutez quelle trahison il enseigna au roi : « Sire, commande à ton neveu que demain, dès l’aube, au galop, il chevauche vers Carduel pour porter au roi Arthur un bref sur parchemin [40], bien scellé de cire. Roi, Tristan couche près de ton lit. Sors de ta chambre à l’heure du premier sommeil, et, je te le jure par Dieu et par la loi de Rome, s’il aime Iseut de fol amour, il voudra venir lui parler avant son départ : mais, s’il y vient sans que je le sache et sans que tu le voies, alors tue-moi. Pour le reste, laisse-moi mener l’aventure à ma guise et garde-toi seulement de parler à Tristan de ce message avant l’heure du coucher. – Oui, répondit Marc, qu’il en soit fait ainsi ! ».
Alors le nain fit une laide félonie. Il entra chez un boulanger et lui prit pour quatre deniers de fleur de farine qu’il cacha dans le giron de sa robe. Ah ! qui se fût jamais avisé de telle traîtrise ? La nuit venue, quand le roi eut prit son repas et que ses hommes furent endormis par la vaste salle voisine de sa chambre, Tristan s’en vint, comme il avait coutume, au coucher du roi Marc. « Beau neveu, faites ma volonté [41]: vous chevaucherez vers le roi Arthur jusqu’à Carduel, et vous lui ferez déplier ce bref. Saluez-le de ma part et ne séjournez qu’un jour auprès de lui. – Roi, je le porterai demain. – Oui, demain, avant que le jour se lève ».
Voilà Tristan en grand émoi. De son lit au lit de Marc il y avait bien la longueur d’une lance. Un désir furieux le prit de parler à la reine, et il se promit en son cœur que, vers l’aube, si Marc dormait, il se rapprocherait d’elle. Ah ! Dieu ! la folle pensée ! Le nain couchait, comme il avait coutume, dans la chambre du roi. Quand il crut que tous dormaient, il se leva et répandit entre le lit de Tristan et celui de la reine la fleur de farine : si l’un des deux amants allait rejoindre l’autre, la farine garderait la forme de ses pas. Mais, comme il l’éparpillait, Tristan, qui restait éveillé, le vit. « Qu’est-ce à dire ? ce nain n’a pas coutume de me servir pour mon bien ; mais il sera déçu : bien fou qui lui laisserait prendre l’empreinte de ses pas ! ».
À mi-nuit, le roi se leva et sortit, suivi du nain bossu. Il faisait noir dans la chambre : ni cierge allumé, ni lampe. Tristan se dressa debout sur son lit. Dieu ! pourquoi eut-il cette pensée ? Il joint les pieds, estime la distance, bondit et retombe sur le lit du roi. Hélas ! la veille, dans la forêt, le boutoir d’un grand sanglier l’avait navré à la jambe, et, pour son malheur, la blessure n’était point bandée. Dans l’effort de ce bond, elle s’ouvre, saigne, mais Tristan ne voit pas le sang qui fuit et rougit les draps.
Et dehors, à la lune, le nain, par son art de sortilège, connut que les amants étaient réunis. Il en trembla de joie et dit au roi : « Va, et maintenant, si tu ne les surprends pas ensemble, fais-moi pendre ! » Ils viennent donc vers la chambre, le roi, le nain et les quatre félons. Mais Tristan les a entendus : il se relève, s’élance, atteint son lit… Hélas ! au passage, le sang a malement coulé de la blessure sur la farine.
Voici le roi, les barons, et le nain, qui porte une lumière. Tristan et Iseut feignaient de dormir ; ils étaient restés seuls dans la chambre, avec Perinis, qui couchait aux pieds de Tristan et ne bougeait pas. Mais le roi voit sur le lit les draps tout vermeils et, sur le sol, la fleur de farine trempée de sang frais.
Alors les quatre barons, qui haïssaient Tristan pour sa prouesse, le maintiennent sur son lit, et menacent la reine et la raillent, la narguent et lui promettent bonne justice. Ils découvrent la blessure qui saigne : « Tristan, dit le roi, nul démenti ne vaudrait désormais ; vous mourrez demain ».
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