J«étais entrée dans la pièce, et Christelle – la cadette – m’avait lancé une question mondaine.
Je me souviens de ce moment jusqu’à maintenant.
Vers onze ans, je causais tout à fait couramment en français, écrivais de longues compositions, traduisais simultanément les chansons de Patricia Kaas à ma mère. Je n’avais pas de problèmes d’audition. J’avais parfaitement compris ce que Christelle m’avait dit. Mais Christelle, ce n’était pas une copine de classe, et pas même une simple fillette. Elle s’était avérée être un phénomène . Jusqu’à ce moment, la France n’était pas pour moi à ce point réelle pour admettre sérieusement que les Français existaient vraiment. Tout cela restait un jeu. Et soudain, une Française en chair et en os avait fait son apparition. Je l’avais vue. Je l’avais entendue.
J’en étais demeurée toute ébahie.
Le fait que cette fillette me parlait dans ma langue à moi , et que je la comprenais, c’était un vrai choc.
Un choc d’une telle force que je n’avais rien pu lui répondre. J’étais simplement restée plantée là, comme un poteau, éprouvant à l’intérieur l’explosion d’une étoile supernova.
Puis, à l’approche de l’an 2000, on a commencé à avoir des problèmes d’argent dans la famille. Mais qui n’en avait pas? Certains se gavaient, mais d’une manière générale, la patrie ne se sortait pas des crises. Il ne pouvait être question de voyage en France (la question était plutôt de savoir comment grappiller quelques sous pour s’acheter un nouveau jeans): c’était un événement de l’ordre de l’impossible. Une condition irréelle 3 3 en français dans le texte
. A peu près le même degré de probabilité qu’un vol sur la Lune. Quand est venu le temps d’entrer à l’université, j’ai dit adieu aux leçons de français pour m’inscrire à des cours de mathématiques, et depuis cette époque je ne suis jamais revenue à cette langue. Quinze ans plus tard, seule une pauvre carcasse de celle-ci est restée dans ma tête: deux ou trois constructions rouillées sortant des ronces sous un soleil brûlant. « Est-ce que je peux…?» « Où est la gare? «… Ah ouais, et encore quelques phrases d’une chanson folklorique parlant du pont d’Avignon :
Sur le pont d’Avignon
On y danse, on y danse
Sur le pont d’Avignon
On y danse tout en rond
Tout en m’arrêtant dans la rue avec John, je comprenais que le français s’était transformé pour moi en un doux bruissement, pareil à celui d’un ruisseau, duquel, tels des petits poissons, bondissaient de temps en temps des mots connus, mais qui, emportés par la force de la pesanteur et par l’envie de retourner à leur milieu naturel, disparaissaient aussitôt dans un torrent bouillonnant. Des petits poissons, il y en avait peu. Ecoutant ce langage étranger et incompréhensible, je me sentais comme un jouet gonflable: vide et un peu stupide. Quelle absurdité, me fâchais-je. Ca valait bien la peine d’apprendre cette langue pendant sept ans pour réaliser le moment venu qu’on n’en comprend pas un seul mot.
Sur le pont d’Avignon…
– –
Les affiches attiraient infiniment l’attention. Des affiches, mais aussi des tracts et des gens déguisés. Ces derniers semblaient presque plus nombreux que les simples passants.
«Listen, suis-je enfin parvenue à demander. From where are they all? It doesn’t look like a festival of harvest. You wrote me about a kind of a fair or something like that, right?
– What harvest?» John a écarquillé ses yeux balsamiques. Ils étaient grands en soi, mais quand il s’étonnait, ils devenaient tout ronds. « I wrote you about the Avignon theater festival! It’s the biggest and the oldest one in Europe. The fair! What are you talking about…»
Mais, a-t-il ajouté d’un air pensif, cette année il n’y a pas beaucoup de touristes. En comparaison avec l’année dernière, c’est presque rien. Pourquoi? S’il savait! Peut-être est-ce à cause de la crise.
Un long gars avec une affiche à la main a bondi de la foule à notre rencontre, et a failli glisser à côté de nous, absorbé par ses pensées, mais John l’a retenu par l’épaule. Le gars avait des cheveux roux pâles et semblait fatigué. Un nez droit, des yeux bleus. Un tee-shirt bordeaux décoloré. Il figurait en personne sur l’affiche, mais il apparaissait là sous un air totalement différent: en costume bleu, avec une cravate, sous les rayons des projecteurs et avec un clin d’œil à la Don Juan. Un bouquet de carottes dans les mains; ses doigts en serraient les feuilles. PACO, était écrit au-dessus de sa tête.
D’un air indigné, John s’est mis à raconter quelque chose à ce roux; j’ai eu l’impression qu’ils se connaissaient depuis une centaine d’années. Le roux secouait la tête. Moi je continuais à jouer le rôle peu compliqué du jouet gonflable. Au bout d’une minute, John s’est repris :
«By the way, this is Mara, m’a-t-il introduite. She is from Russia.» Et se retournant vers moi, il a donné sa bénédiction: « You can kiss him, it’s ok here in France when you meet someone new.
– Enchanté,» m’a lancé galamment l’amateur de carottes, perdant aussitôt tout intérêt pour moi. Ils s’en sont retournés à leur conversation avec John.
Ca devenait plus animé alentour: il me fallait sans cesse m’écarter, piétiner, faire de petits mouvements d’une danse de rue qui commence toujours d’elle-même quand il y a trop de gens. Un peu à gauche, un peu à droite, et un petit geste de l’épaule, « pardon!» – « pardon vous-même! “, « c’est rien „… Enchanté, si on le traduit au pied de la lettre, s’est
«ocharovan». Quel joli mot, pensais-je. Je dois me le rappeler.
«That was Paco, the one of those who succeeded, m’a fait savoir John quand on s’est enfin séparés du roux. He also started from the street. And now he has his own show on TV. A bit about politics, a bit about life… He is a good guy, funny. But, a ajouté John sans pitié, he mostly speaks, it’s not much of a show. That’s pity that your French is so bad.
– Hélas», ai-je grommelé.
La rue, tel un fleuve, est soudain devenue large et abondante. L’asphalte a pris fin, cédant la place à de grandes dalles polies par des milliers de pieds traînants. Elles donnaient envie d’y glisser. Les maisons sont devenues plus hautes et massives. Des boutiques de vêtements de luxe ont commencé à faire leur apparition: des vitrines jusqu’au ras du sol, des mannequins parés à l’extrême. Les cafés et les restaurants se permettaient d’occuper plus de place dans la rue: plus seulement deux tables, mais huit, dix, douze. Visiblement, on approchait du centre ville, et celui-ci était envahi par le festival. Plus tard, après une petite recherche sur Internet, j’ai appris que le festival d’Avignon était effectivement le plus ancien événement dans le monde du théâtre européen. Des milliers d’artistes, les bons et les autres (ces derniers étaient beaucoup plus nombreux). Des centaines de spectacles chaque jour, dans les théâtres et dans la rue. Mais alors, c’est le décor ambiant qui m’a abasourdie dans un premier temps. Les rues croulant sous les tracts. Des tracts, des tracts partout. Sur les tables des cafés, dans les mains des passants, enfoncés dans les fissures des murs. Froissés, abandonnés sur le pavé. Les rafales de vent jettent des protubérances colorées sous nos pieds. « Tu m’as bien fait rire!» Avignon se moquait à nouveau de moi, en déroulant devant mes yeux un infini ruban bariolé d’affiches, de posters, de graffitis: « Une foire, dis-tu?..»
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